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CRITIQUE HISTORIQUE.

craindre de s’être engagé dans une fausse route et l’amener presque à douter de lui-même.

Cette profession de foi un peu solennelle peut-être pour servir de préambule à l’examen que j’entreprends, m’a paru cependant nécessaire pour montrer au lecteur comment j’entends les devoirs de la critique et pour l’éclairer en même temps sur mes véritables intentions.

Parmi les jeunes écrivains qui se sont posés sous les yeux du public dans une attitude sérieuse et réfléchie, il faut compter M. Granier de Cassagnac. Dédaignant les routes battues et les sujets vulgaires, M. Granier de Cassagnac s’est pris à une question d’histoire entièrement neuve et de la plus haute portée. Il ne s’agit, en effet, cette fois, ni de chercher l’origine des peuples ou la filiation des races, ni de renverser la certitude historique des âges primitifs pour y substituer des mythes ou des épopées, toutes questions agitées depuis long-temps, mais d’expliquer les mystères de la hiérarchie sociale, de remonter à l’établissement de la supériorité et de la dépendance, et de suivre ces deux grands faits à travers les siècles, en déterminant les rapports qu’ils ont engendrés et en analysant dans leurs causes, ainsi que dans leurs résultats, les différentes classes qu’ils ont tour à tour constituées. La thèse est donc aussi vaste qu’élevée, et demande, dans celui qui la soutient, un jugement ferme, une critique sûre, un esprit pénétrant et un savoir presque sans bornes. Ce ne sera pas trop dire, si l’on ajoute que M. de Cassagnac, non content de distribuer les personnes en catégories, a essayé encore de parquer les intelligences et de tracer la limite au-delà de laquelle, dans certaines conditions de l’ordre social antique, il leur était interdit de s’avancer.

L’auteur nous apprend, dans sa préface, comment il fut conduit à traiter ce sujet. En parcourant le domaine de l’histoire, il ne tarda pas à s’apercevoir que ce domaine était encore inculte et presque partout en friche. L’histoire lui parut, c’est la comparaison dont il aime à se servir, « semblable à la carte de ces pays inconnus, où l’on n’a dessiné avec certitude que quelques havres et quelques rivières… Les traditions du monde ancien et du monde moderne, ajoute-t-il, ressemblent, en effet, à cette carte géographique ; il n’y a que la position d’un très petit nombre de points qui y soit rigoureusement et géométriquement indiquée ; la position de tous les autres y est vague, incertaine, facultative sans compter les blancs nombreux qui servent à y désigner les déserts et les plages inexplorées. Ces vides laissés jusqu’à présent dans l’histoire générale, effraient par leur nombre et par leur étendue. » D’où viennent donc ces immenses lacunes ? Un lecteur érudit ne s’en douterait certainement pas : elles viennent « de ce qu’on n’a écrit encore, ni l’histoire de la famille, ni l’histoire du droit, ni l’histoire des langues et des littératures, ni l’histoire des religions, ni l’histoire des institutions administratives et judiciaires, ni l’histoire de l’art militaire, ni l’histoire du commerce, ni l’histoire de l’agriculture, ni l’histoire de l’architecture, ni l’histoire du blason, ni l’histoire des meubles, des costumes et de la vie domestique. » Il faut avouer, en effet, que si toutes ces histoires-là sont nécessaires pour