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un ordre symétrique, et dont le cri sauvage se perd dans les nuées. J’enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts toujours satisfaits, et que la réflexion ne tourmente pas. Dans un sens, je les trouvais bien plus complets que l’homme, car ils ne désirent que ce qu’ils peuvent posséder ; et, si le soin de leur conservation est un travail continuel, du moins ils ne connaissent pas l’ennui, qui est la pire des fatigues. J’aimais aussi à voir s’épanouir les dernières fleurs de l’année. Tout me semblait préférable au sort de l’homme, même celui des plantes ; et, portant ma sympathie sur ces existences éphémères, je n’avais d’autre plaisir que de cultiver un petit coin du jardin et de l’entourer de palissades, pour empêcher les pieds profanes de fouler mes gazons et les mains sacriléges de cueillir mes fleurs. Lorsqu’on en approchait, je repoussais les curieux avec tant d’humeur, qu’on me crut fou, et que le prieur se réjouit de me voir tombé dans un tel abrutissement.

Les soirées étaient fraîches, mais douces ; il m’arrivait souvent, après avoir cherché, dans la fatigue de mon travail manuel, l’espoir d’un peu de repos pour la nuit, de me coucher sur un banc de gazon que j’avais élevé moi-même, et de rester plongé dans une vague rêverie long-temps après le coucher du soleil. Je laissais flotter mes esprits, comme les feuilles que le vent enlevait aux arbres ; je m’étudiais à végéter ; j’eusse voulu désapprendre l’exercice de la pensée. J’arrivais ainsi à une sorte d’assoupissement qui n’était ni la veille ni le sommeil, ni la souffrance ni le bien-être, et ce pâle plaisir était encore le plus vif qui me restât. Peu à peu cette langueur devint plus douce, et le travail de ma volonté pour y arriver devint plus facile. Ma béatitude alors consistait surtout à perdre la mémoire du passé et l’appréhension de l’avenir. J’étais tout au présent. Je comprenais la vie de la nature, j’observais tous ses petits phénomènes, je pénétrais dans ses moindres secrets. J’écoutais ses capricieuses harmonies, et le sentiment de toutes ces choses inappréciables aux esprits agités réussissait à me distraire de moi-même. Je soulageais à mon insu, par cette douce admiration, mon cœur rempli d’un amour sans but et d’un enthousiasme sans aliment. Je contemplais la grace d’une branche mollement bercée par le vent ; j’étais attendri par le chant faible et mélancolique d’un insecte. Les parfums de mes fleurs me portaient à la reconnaissance ; leur beauté, préservée de toute altération par mes soins, m’inspirait un naïf orgueil. Pour la première fois, depuis bien des années, je redevenais sensible à la poésie du cloître, sanctuaire placé sur les lieux élevés,