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CRITIQUE HISTORIQUE.

vrières ; mais l’histoire appliquée à leur condition sociale nous a paru l’une des voies les plus sûres et les plus courtes pour y parvenir[1]. »

Je ne m’arrête point à relever toutes les assertions historiquement fausses contenues dans cette citation ; mais je demande comment il sera possible de discipliner les classes ouvrières avec ces souvenirs historiques. Que se propose-t-on, en effet, en les ramenant à leur point de départ et en leur rappelant la bassesse de leur origine ? Serait-ce de les humilier ? Mais croit-on les assouplir en les avilissant, comme autrefois, dit-on, pour faire rentrer dans le devoir des esclaves révoltés, il suffit de leur montrer le fouet ? ou bien, en renouant les classes ouvrières d’aujourd’hui à celles de l’antiquité, voulez-vous leur faire entendre que ce qui fut doit toujours être ? Mais vous reconnaissez vous-même que l’ouvrier est intelligent et perfectible ; vous reconnaissez que sa condition s’est améliorée de siècle en siècle. Pourquoi donc le progrès ne s’étendrait-il pas ? Pourquoi l’intelligence de l’ouvrier ne s’élèverait-elle pas ? Et de quel droit bornez-vous l’horizon de son ambition aux murs de son atelier ? Ne craignez-vous pas d’ailleurs qu’en calculant le chemin qu’il a fait, il ne s’aperçoive qu’il lui en reste beaucoup moins à faire pour atteindre à la condition que vous lui interdisez ? Mais, grace au ciel ! les classes ouvrières n’ont pas besoin d’être disciplinées ni d’apprendre d’où elles viennent pour savoir où elles vont. Au point où nous en sommes, l’ouvrier sait que la considération et l’estime ne lui manqueront plus, s’il est probe et laborieux ; il sait que rien n’entravera son ambition, pourvu qu’il respecte les lois et se montre honnête homme. Eh ! n’a-t-il pas, en effet, chaque jour sous les yeux des exemples de ce que peuvent le travail, l’ordre, l’économie et la bonne conduite ? Que M. Granier se rassure donc. « L’exemple de l’assemblée constituante abolissant les livrées, celui de la convention abolissant la domesticité, et tous les souvenirs de la fraternité populaire[2], » n’enflammeront jamais le cerveau, n’exalteront jamais l’imagination de nos ouvriers au point de leur faire croire, à celui-ci qu’il est né « pour faire un triumvir, » à celui-là qu’il doit être le premier consul d’une république. » Toutefois, je ne réponds pas que du sein de l’atelier il ne se fasse de temps à autre quelques-unes de ces ascensions brusques et soudaines dont l’histoire nous offre tant d’exemples. Mais où est le mal à cela ? Si le talent se trouve au niveau de l’ambition, on en sera quitte plus haut pour serrer les rangs et faire place. Je ne réponds pas non plus qu’après avoir conquis par son travail une position sociale que la fortune lui avait refusée, l’ouvrier, au lieu de faire recommencer sa carrière de labeur à ses enfans, ne les fasse partir du point où il est arrivé, et ne les lance dans le monde de la hauteur où il a su s’élever ; car c’est moins pour lui que pour ses enfans que l’ouvrier se montre ambitieux. Mais où est encore le mal à cela ? Certes, si l’on comptait les hommes supérieurs que les arts et les lettres, les sciences et l’administration

  1. Chap. II, pag. 16-20.
  2. Chap. II, pag. 18.