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SPIRIDION.

pour que l’homme y vive au-dessus des bruits du monde, recueilli dans la contemplation du ciel. Tu connais cet angle que forme la terrasse du jardin du côté de la mer, au bout du berceau de vigne que supportent des piliers quadrangulaires en marbre blanc. Là s’élèvent quatre palmiers ; c’est moi qui les ai plantés, et c’est là que j’avais disposé mon parterre, aujourd’hui effacé et confondu dans le potager, qui a pris la place du beau jardin créé par Hébronius. Ce lieu était encore, à l’époque dont je te parle, un des plus pittoresques de la terre, au dire des rares voyageurs qui le visitaient. Les riches fontaines de marbre, qui ne sont plus consacrées aujourd’hui qu’à de vils usages, y murmuraient alors pour les seules délices des oreilles musicales. L’eau pure de la source tombait dans des conques de marbre rouge qui la déversaient l’une dans l’autre, et fuyait mystérieusement sous l’ombrage des cyprès et des figuiers. Les rameaux des citronniers et des caroubiers se pressaient et s’enlaçaient étroitement autour de ma retraite, et l’isolaient selon mon goût. Mais, du côté du glacis perpendiculaire qui domine le rivage, j’avais ménagé une ouverture dans mes berceaux ; et je pouvais admirer à loisir, à travers un cadre de fleurs et de verdure, le spectacle sublime de la mer brisant sur les rochers et se teignant à l’horizon des feux du couchant ou de ceux de l’aurore. Là, perdu dans des rêveries sans fin, il me semblait saisir des harmonies inappréciables aux sens grossiers des autres hommes, quelque chant plaintif, exhalé sur la rive maure, et porté sur les mers par les vents du sud, ou le cantique de quelque derviche, saint ignoré, perdu dans les âpres solitudes de l’Atlas, et plus heureux dans sa misère cénobitique avec la foi, que moi au sein de mon opulence monacale avec le doute.

Peu à peu, j’en vins à découvrir un sens profond dans les moindres faits de la nature. En m’abandonnant au charme de mes impressions avec la naïveté qu’amène le découragement, je reculai insensiblement les bornes étroites du certain jusqu’à celles du possible ; et bientôt le possible, vu avec une certaine émotion du cœur, ouvrit autour de moi des horizons plus vastes que ma raison n’eût osé les pressentir. Il me sembla trouver des motifs de mystérieuse prévoyance dans tout ce qui m’avait paru livré à la fatalité aveugle. Je recouvrai le sens du bonheur que j’avais si déplorablement perdu. Je cherchai les jouissances relatives de tous les êtres, comme j’avais cherché leurs souffrances, et je m’étonnai de les trouver si équitablement réparties. Chaque être prit une forme et une voix nouvelles pour me révéler des facultés inconnues à la froide et superficielle