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barque incertaine et fragile sur des mers sans rivages, au milieu des brumes décevantes, vagues illusions, informes images d’une patrie inconnue. Et quand, lassé de lutter contre le vent et de gémir courbé sous la tempête, je vous ai demandé où vous me conduisiez, vous avez allumé des phares sur des écueils, pour me montrer ce qu’il fallait fuir, et non ce qu’il fallait atteindre. Ô ma religion ! ô mon espérance ! étiez-vous le rêve de la folie, ou la voix mystérieuse du Dieu vivant ? »

Au milieu de ces occupations innocentes, mon ame avait repris du calme et mon corps de la vigueur ; je fus tiré de mon repos par l’irruption d’un fléau imprévu. À la contagion qu’avaient éprouvée le monastère et les environs, succéda la peste, qui désola le pays tout entier. J’avais eu l’occasion de faire quelques observations sur la possibilité de se préserver des maladies épidémiques par un système hygiénique fort simple. Je fis part de mes idées à quelques personnes, et, comme elles eurent à se louer d’y avoir ajouté foi, on me fit la réputation d’avoir des remèdes merveilleux contre la peste. Tout en niant la science qu’on m’attribuait, je me prêtai de grand cœur à communiquer mes humbles découvertes. Alors on vint me chercher de tous côtés, et bientôt mon temps et mes forces purent à peine suffire au nombre de consultations qu’on venait me demander ; il fallut même que le prieur m’accordât la permission extraordinaire de sortir du monastère et d’aller visiter les malades. Mais, à mesure que la peste étendait ses ravages, les sentimens de piété et d’humanité, qui d’abord avaient porté les moines à se montrer accessibles et compatissans, s’effacèrent de leurs ames. Une peur égoïste et lâche glaça tout esprit de charité. Défense me fut faite de communiquer avec les pestiférés, et les portes du monastère furent fermées à ceux qui venaient implorer des secours. Je ne pus m’empêcher d’en témoigner mon indignation au prieur. Dans un autre temps, il m’eût envoyé au cachot ; mais les esprits étaient tellement abattus par la crainte de la mort, qu’il m’écouta avec calme. Alors il me proposa un terme moyen : c’était d’aller m’établir à deux lieues d’ici, dans l’ermitage de Saint-Hyacinthe, et d’y demeurer avec l’ermite jusqu’à ce que la fin de la contagion et l’absence de tout danger pour nos frères me permissent de rentrer dans le couvent. Il s’agissait de savoir si l’ermite consentirait à me laisser vaquer aux devoirs de ma nouvelle charge de médecin, et à partager avec moi sa natte et son pain noir. Je fus autorisé à l’aller voir pour sonder ses intentions, et je m’y rendis à l’instant même. Je n’avais pas grand espoir de le trouver