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ment et, dans leur lutte, et enfin le bien, voilà les trois divisions philosophiques qui correspondent aux divisions mêmes du livre de Dante, et qu’a adoptées M. Ozanam. Presque toutes les questions que peuvent se poser la psychologie, la logique, la morale et la théodicée moderne, se retrouvent donc dans le cadre de Dante, et il est curieux de voir un si grand poète posséder si familièrement les secrets de la science philosophique et leur prêter le riche langage d’une œuvre qui est devenue l’un des principaux et des éternels legs de l’intelligence humaine. Toutefois il y a une objection qu’il est impossible de ne pas faire à M. Ozanam. Malgré la tournure essentiellement philosophique de l’esprit de Dante, les allures libres de sa fantaisie me paraissent avoir été prises quelquefois par M. Ozanam trop à la lettre. À quelques endroits où il dit Platon et Aristote, je dirais plus volontiers Homère et Virgile, et je verrais çà et là la poésie dans certains vers où il voit la métaphysique. Un critique mal disposé pourrait même se souvenir de la phrase de Rabelais sur les abstracteurs de quintessence.

Les opinions extérieures et contemporaines sont rapprochées des opinions de Dante avec une singulière perspicacité et une érudition étendue. Bonaventure et saint Thomas, et derrière eux Platon et Aristote, inspirent surtout le poète ; mais M. Ozanam n’interroge pas seulement leurs écrits. Boëce, saint Denis l’Aréopagite, les admirables traités ascétiques de Hugues et de Richard de Saint-Victor, enfin toute la philosophie antérieure à Dante, sont pour M. Ozanam l’objet de comparaisons très intéressantes. Je regrette toutefois que quelques écrivains ecclésiastiques moins connus, mais aussi curieux, comme Yves de Chartres, Hildebert du Mans, Pierre de Celles, n’aient pas été cités. M. Ozanam aurait surtout trouvé des rapprochemens d’un grand prix dans ces nombreux traités mystiques, complètement inexplorés de nos jours, mais si élevés, si admirables pourtant, dont quelques-uns se rapportent aux noms oubliés à tort, d’Isaac de l’Étoile, de Garnerius, d’Helinand de Froidmont, de Serlon de Savigny, que Pez, Tissier et quelques autres collecteurs ont heureusement sauvés de la destruction.

J’aurais désiré chez M. Ozanam plus de rigueur et de fermeté scientifique, plus de condescendance pour ce langage exotérique dont la forme sévère séduit, un peu trop peut-être, nous le verrons tout à l’heure, l’esprit éminemment philosophique de M. Ravaisson. L’abus fréquent des images, les métaphores exagérées, des inversions prétentieuses, une manière volontairement recherchée et mystique, un ton trop ardent et que la science aimerait à voir plus contenu, déparent trop souvent l’œuvre de M. Ozanam ; son érudition solide et variée devrait aussi se garder des livres de seconde main qu’il cite beaucoup trop. Quoi qu’il en soit, malgré des défauts graves et des erreurs, ce livre est un remarquable début. M. Bach déjà, qui depuis a été enlevé, par une mort trop prompte, à l’enseignement, avait dans une thèse appréciée rapproché quelques passages de Dante des écrits de saint Thomas. L’ouvrage de M. Ozanam achève et complète ce travail. Que Dante ait été hérétique, comme l’ont voulu Foscolo et M. Rossetti ; ou orthodoxe, comme