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sentais emporté, comme un jeune écolier (je devrais plutôt dire comme un jeune animal), par le besoin de remuer et de dépenser mes forces. Ma vanité me berçait alors de menteuses promesses. Elle me disait que là un rôle utile m’attendait peut-être, que les idées philosophiques avaient accompli leur tâche, que le moment d’appliquer ces idées était venu, qu’il s’agissait désormais d’avoir de grands sentimens, que les caractères allaient être mis à l’épreuve, et que les grands cœurs seraient aussi nécessaires qu’ils seraient rares. Je me trompais. Les grandes époques engendrent les grands hommes, et réciproquement ; les grandes actions naissent les unes des autres. La révolution française, tant calomniée à tes oreilles par tous ces imbéciles qu’elle épouvante et tous ces caffards qu’elle menace, enfante tous les jours, sans que tu t’en doutes, Angel, des phalanges de héros, dont les noms n’arrivent ici qu’accompagnés de malédictions, mais dont tu chercheras un jour avidement la trace dans l’histoire contemporaine.

Quant à moi, je quitterai ce monde sans savoir clairement le mot de la grande énigme révolutionnaire, devant laquelle viennent se briser tant d’orgueils étroits ou d’intelligences téméraires. Je ne suis pas né pour savoir ; j’aurai passé dans cette vie comme sur une pente rapide, conduisant à des abîmes où je serai lancé sans avoir le temps de regarder autour de moi, et sans avoir servi à autre chose qu’à marquer par mes souffrances une heure d’attente au cadran de l’éternité. Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire de plus grands maux encore en vue de l’avenir que nous ne nous en sommes fait en vue du passé, je me dis que tout ce mal doit amener de grands biens ; car aujourd’hui je crois qu’il y a une action providentielle, et que l’humanité obéit instinctivement et sympathiquement aux grands et profonds desseins de la pensée divine.

J’étais aux prises avec ce nouvel élan d’ambition, dernier éclair d’une jeunesse de cœur mal étouffée, et prolongée par cela même au-delà des temps marqués pour la candeur et l’inexpérience. La révolution américaine m’avait tenté vivement, celle de France me tentait plus encore. Un navire faisant voile pour la France fut jeté sur nos côtes par des vents contraires. Quelques passagers vinrent visiter l’ermitage et s’y reposer, tandis que le navire se préparait à reprendre sa route. C’étaient des personnes distinguées ; du moins elles me parurent telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d’entendre parler avec liberté des événemens politiques et du mouvement philosophique qui les produisait. Ces hommes étaient pleins de foi dans