Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
59
SPIRIDION.

le ciel t’abandonne et que la mer roule sur toi ses flots indifférens. Oui, oui, le plus grand crime que l’homme puisse commettre, la plus grande impiété dont il puisse souiller sa vie, c’est la paresse et l’indifférence. Ceux qui ont appliqué la sainte parole de résignation à cette soumission couarde et nonchalante, ceux qui ont fait un mérite aux hommes de subir l’insolence et le despotisme d’autres hommes, ceux-là, dis-je, ont péché ; ce sont de faux prophètes, et ils ont égaré la race humaine dans des voies de malédiction !

C’est ainsi qu’il parlait tandis que la brise de mer soufflait dans ses longs cheveux noirs. Je n’essaie pas ici de te rendre la force et la concision de sa parole, je ne saurais y atteindre ; le souvenir de ses idées m’est seul resté, et sa figure a été long-temps devant mes yeux après son départ. Je l’accompagnai sur la barque qui le reconduisait à bord du navire. Il me serra la main avec force en me quittant, et ses dernières paroles furent : — Eh bien ! vous ne voulez pas nous suivre ? — Mon cœur tressaillit en cet instant, comme s’il eût voulu s’échapper de ma poitrine ; je sentis pour ce jeune homme un élan de sympathie extraordinaire, comme si son énergie avait en moi un reflet ignoré. Mais, en même temps, cette face inconnue de son être qui échappait à ma pénétration me glaça de crainte, et je laissai retomber sa main blanche et froide comme le marbre. Long-temps je le suivis des yeux, du haut des rochers, d’où je l’apercevais debout sur le tillac, une longue vue à la main, observant les récifs de la côte : déjà il ne songeait plus à moi. Quand la voile eut disparu à l’horizon, je regrettai de ne pas lui avoir demandé son nom. Je n’y avais pas songé.

Quand je me retrouvai seul sur le rivage, il me sembla que la dernière lueur de vie venait de s’éteindre en moi et que je rentrais dans la nuit éternelle. Mon cœur se serra étroitement ; et, quoique le soleil fût ardent sur ma tête, je me trouvai tout à coup comme environné de ténèbres. Alors les paroles de mon rêve me revinrent à la mémoire, et je les prononçai tout haut dans une sorte de désespoir : Que ce qui appartient à la tombe soit rendu à la tombe !

Je passai le reste de cette journée dans une grande agitation. Tant que ces voyageurs m’avaient encouragé à les suivre, je m’étais senti plus fort que leurs suggestions ; maintenant qu’il n’était plus temps de me raviser, je n’étais pas sûr que mon refus ne fût pas bien plutôt un trait de lâcheté qu’un acte de sagesse. J’étais abattu, incertain ; je jetais des regards sombres autour de moi ; ma robe noire me semblait une chappe de plomb ; j’étais accablé de moi-même. Je me traî-