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demain de ces richesses. Qui vous dira que le désir d’être heureux et le regret de ne pas l’être ne s’accroîtront pas en proportion des acquisitions nouvelles ?

Philosophes, qui confondez toujours la sensation avec l’ame, et le malheur de l’humanité avec les affres de la faim, votre système est plus vide que celui de Berkley, qui faisait du corps un fantôme ! Aussi le mouvement des années a-t-il déjà emporté le système de Bentham, législateur, comme Saint-Simon, d’une société matérialiste ; avec ce système a disparu la Revue de Westminster, fondée pour le propager. Je ne dirai point par quelles subtilités raffinées on a prouvé que l’école benthamiste devait avoir son Homère, et que le plus grand bonheur du plus grand nombre exigeait l’avénement d’un poète spécial, professant de nouveaux dogmes esthétiques. Alfred Tennyson fut ce poète. On remarqua surtout dans les essais de l’utilitaire une volonté constante de métaphysique abstruse, un désir d’exprimer l’essence philosophique des choses, un besoin de créer l’inspiration par la réflexion, au préjudice de la sensibilité, de l’imagination et de la personnalité. Le mètre de Tennyson, d’ailleurs vigoureux et hardi, se mouvait tristement sous ces chaînes ; le mécanisme de la versification, laborieusement savante, aggravait la gêne imposée par une philosophie de convention. La muse du Nord a peine à se défendre de cette usurpation de la pensée rentrant en elle et se repliant sur elle. Ainsi s’éteignent les grands flambeaux dont la poésie s’éclaire ; ainsi disparaissent, sous un voile de subtiles inventions, la clarté et la chaleur. Cowley, dont on rit maintenant, n’a pas fait autre chose ; la nature, l’homme, les passions, la partie vivante et principale de la poésie, reculent au fond de la scène, abandonnée à un système qui prétend les reproduire et qui les dissimule. Les ingénieux et poétiques symboles de Spenser, homme supérieur, n’ont point obtenu de popularité en Europe ; elle n’a pas écouté le murmure harmonieux de ces belles strophes si chères à l’oreille britannique. En vain Tennyson, pour atténuer ce défaut, a cherché la précision matérielle de la forme et l’éclat outré de la couleur : c’était corriger un vice par un vice. Le poète essayait de pénétrer dans toutes les individualités, et de comprendre, disait-il, toutes les ames de la nature, consacrant ses odes à cette singulière transformation, présentant tour à tour au lecteur, dans un immense avatar[1], la plante, l’animal, l’habitant des eaux, le quadrupède ; subdivisant,

  1. Transformations divers et successives des divinités de l’Hindoustan.