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mains, environ 11 francs de notre monnaie, et de 50 deniers ou 22 francs pour l’artisan. Avec une rétribution qui nous paraît si élevée, les ouvriers libres devaient se contenter de la nourriture grossière et insuffisante des esclaves. Les alimens sains et succulens étaient inabordables pour eux. Ainsi il en coûtait 8 deniers pour une livre romaine de viande de boucherie, c’est-à-dire 4 francs 80 centimes pour la livre française. Le prix des légumes recherchés s’élevait dans la même proportion. Une oie grasse était taxée à 200 deniers ou 90 francs ; un canard ou un lapin, 40 deniers par pièce ou 18 francs ; un lièvre 67 fr. 50 c. ; un cent d’huîtres, 45 fr. Un sextier de vin de Tibur, ou un demi-litre en mesure moderne, se vendait 30 deniers ou 13 fr. 50 ; le vin commun, 3 fr. 60 c. ; la bière, 1 fr. 80 c. ; le sextier d’huile, de 11 à 18 fr., selon sa qualité. Au milieu de cette liste des denrées nécessaires, on remarque un trait qui caractérise ce peuple énervé, à qui il ne faut plus, avec du pain, les combats du cirque, mais seulement des luttes de parleurs. L’avocat est taxé, pour une requête, à 250 deniers, qui vaudraient de nos jours 112 fr. 50 c. Cette élévation du prix vénal des choses, qui est compensée d’ailleurs par l’avilissement du numéraire, s’explique par la prodigieuse accumulation des métaux précieux, commencée sous la république par la force brutale, et continuée sous les empereurs par la duplicité[1]. Nous n’avons pas besoin de faire ressortir l’intérêt qui s’attache aux recherches de cet ordre. Tous les lecteurs sérieux désireront, comme nous, la publication d’un second volume qui doit exposer les rapports de l’économie politique avec la propriété foncière.

Quittons le monde romain pour la société moderne. Les Recherches sur l’origine de l’impôt en France, par M. Potherat de Thou[2], nous fournissent une heureuse transition. On ne saurait trop recommander les ouvrages de ce genre, et provoquer la comparaison du passé avec le présent, à une époque où la fièvre du progrès est si violente, qu’elle nous empêche de jouir des améliorations obtenues. Pour les siècles où les classes inférieures végétaient en dehors de toute action politique, écrire l’histoire des charges qu’elles ont eu à supporter, c’est faire leur histoire complète. D’après cette idée émise par l’auteur, on s’étonne qu’il ait complètement négligé l’âge qu’il appelle barbare, c’est-à-dire celui qui comprend les deux premières dynasties. C’eût été combler une lacune que de déterminer ce que les conquérans conservèrent du système fiscal des empereurs, régime si décrié, si odieux aux peuples de la Gaule, qu’ils préféraient, au dire d’un contemporain, le joug léger des barbares à l’intolérable liberté romaine. Mais des recherches poussées si loin n’eussent satisfait qu’un intérêt de curiosité. M. Potherat de Thou s’est proposé d’être utile. Il a voulu faire voir comment l’organisme national a pris croissance, et par quelle lente et pénible élaboration les ressources se

  1. Nous ne pouvons plus lire sans étonnement cette prescription de Gratien et de Valentinien : « Non solum barbaris aurum minime præbeatur, sed etiam, si apud eos inventum fuerit, subtili auferatur ingenio. »
  2. vol. in-8o, chez Levraut, rue de la Harpe, 81.