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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

sur les ouvrages qu’elle avait publiés, et semblait croire que l’infidélité des imprimeurs l’occupait encore plus que la sienne. « Voilà le sort qui menace les femmes auteurs : on croit toujours que les affections tiennent chez elles la seconde place. » C’est un moraliste profond et femme qui a dit cela.

Mme de Charrière connut Mme de Staël ; elles correspondirent ; on m’a parlé d’une controverse considérable entre elles, précisément sur ces points litigieux, chers aux femmes, qui se retrouvent discutés dans plusieurs des lettres de Delphine, et sur lesquels nous allons avoir le mot direct de Mme de Charrière elle-même. Dans cette correspondance, Mme de Charrière devait plutôt ressembler par le ton à une autre Mme de Staal (Mlle De Launay).

Sur toutes ces choses, elle allait au fond et au fait avec un esprit libre, avec beaucoup moins de talent, comme on l’entend vulgairement, mais aussi avec bien moins d’emphase et de déclamation qu’on ne l’a fait alors et depuis[1]. On en peut surtout juger par son petit roman des Trois Femmes, bien remarquable philosophiquement, bien agréable (pruderie à part), et le seul, pour ces raisons sur lequel nous ayons encore à insister. Mlle Pauline de Meulan, qui était très informée des divers ouvrages de Mme de Charrière, et qui avait de commun avec elle tant de qualités, entre autres le courage d’esprit, n’a pas craint de parler avec éloge des Trois Femmes dans le Publiciste du 2 avril 1809. Après une discussion sérieuse et moyennant une interprétation motivée, elle conclut par dire « qu’en y pensant un peu, on trouvera que cette dernière production de l’auteur de Caliste est une des compositions les plus morales, comme elle est une des plus originales et des plus piquantes qui ait paru depuis long-temps. » Nous oserons donc ne point paraître plus effarouché en morale que ne l’a été Mme Guizot[2].

(On est chez la jeune baronne de Berghen, vers 94 ou 95). « — Pour qui écrire désormais ? disait l’abbé de La Tour. — Pour moi, dit la baronne. — On ne pense, on ne rêve que politique, continua l’abbé. — J’ai la politique en horreur, répliqua la baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays me donnent un extrême besoin de distraction. J’aurais donc la plus grande
  1. C’était déjà la mode de son temps d’entasser tous les mots imaginables et contradictoires pour peindre avec renchérissement les personnes et les choses ; elle ne se laissait pas payer de cette monnaie : « J’ai toujours trouvé, disait-elle, que ces sortes de mérites et de merveilles n’existent que sur le papier, où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu’il y ait entre eux. »
  2. Pourquoi ne réimprimerait-on pas dans le pays, sous le titre d’Œuvres choisies de Mme de Charrière, Caliste, les Lettres Neuchâteloises et les Trois Femmes ?