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Les plus grands esprits ne se sauvèrent pas de ces pénibles étonnemens : en 1310, Dante, se déclarant gibelin, salue avec enthousiasme l’arrivée de l’empereur Henri VII en Italie, comme si ce prince faible eût été Frédéric Barberousse ou Frédéric II ; mais les temps ne sont plus les mêmes, car Henri VII ne peut obtenir des Génois et des Florentins ni argent, ni obéissance, et meurt empoisonné près de Sienne. Enfin la plus grande des déceptions est celle du pape Boniface VIII, qui, à peine monté sur le trône papal, frappe à tort et à travers, exaspère le roi d’Angleterre, ne veut pas reconnaître l’élection de l’empereur Albert d’Autriche, demande compte au roi Philippe-le-Bel de la manière dont il gouverne ses états, et se déclare préposé par Dieu pour juger souverainement tous les hommes. On connaît ses disgraces, nous dirions volontiers sa passion. Pauvre papauté ! foulée aux pieds après avoir été la maîtresse du monde, souffletée comme le Christ ! Qui ne la plaindrait, et qui ne jetterait sur ses épaules le manteau de la charité ? Mais cette tragique infortune n’est pas le plus grand de ses malheurs : un siècle après Innocent III, elle perd le Capitole, et se trouve réduite, dans Avignon, aux proportions, aux misères et aux ridicules d’une cour de petit prince.

Mais la gloire de la papauté durant le moyen-âge est assez grande pour la consoler des revers qui vinrent après, et même de l’impuissance à laquelle la réduit l’esprit de notre siècle. Rome catholique a eu l’insigne mérite de concevoir et d’appliquer la théorie du pouvoir et du droit émanant de l’intelligence, et l’Europe, dans ses résistances contre l’autorité pontificale, n’a jamais au fond nié cette théorie ; c’est, au contraire, parce que l’intelligence passait progressivement de la religion dans la politique et la science, que, par un invincible instinct, les princes et les peuples s’insurgèrent contre la théocratie romaine. On ne contestait pas la vérité de la théorie, mais on en changeait l’application. Rome, en outre, a donné à l’Europe la conscience d’elle-même ; au nom du christianisme, elle l’a faite une et solidaire ; elle a servi de lien entre les peuples, de lieu d’asile pour tous les opprimés, de quelque part qu’ils vinssent, pourvu que le nom du Christ sortît de leur bouche ; elle s’est montrée vraiment catholique, car elle a enseigné aux nations qu’il y avait pour elles des intérêts généraux et communs. De plus, elle a été pour l’Europe une grande école politique, et la première en date. Elle a offert le premier modèle d’un pouvoir général, exemple dont ont profité en Allemagne l’empire, en France la royauté. Elle a présenté une succession