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il en consomme la dissolution. On s’est tué, dit Sénèque, par peur de la mort ; les proscriptions ont merveilleusement poussé sur cette pente. On a envié, admiré, glorifié ceux qui faisaient fraude de leur corps au tyran. Pendant que Cremutius Cordus, accusé sous Tibère, se laissait périr par la faim, il y avait une joie publique de voir cette proie arrachée à la gueule de ces loups dévorans, les délateurs[1].

Ces exemples accoutumaient si bien à la mort, qu’on se tuait par ennui, par désœuvrement, par mode. Sénèque parle de « ces raffinemens d’hommes blasés qu’on porte dans la mort[2]. » Et ailleurs, comme s’il voulait peindre les Werthers modernes : « Il y a une étrange manie, un caprice de la mort, une inclination étourdie vers le suicide, qui, tout aussi bien qu’aux braves, prend parfois aux lâches ; les uns se tuent par mépris, les autres par lassitude de la vie. Chez plusieurs, il y a satiété de voir et faire toujours les mêmes choses, non pas haine, mais dégoût de l’existence : — « Quelle fin à tout cela ? Se réveiller, dormir, avoir froid, avoir chaud, rien n’en finit, le même cercle tourne et revient toujours. La nuit après le jour ; l’été amène l’automne, puis l’hiver, puis le printemps ; toujours de même ! Tout passe pour revenir. Rien de nouveau. » — On succombe à cette manie, et beaucoup d’hommes se tuent, non que la vie leur soit dure, mais parce qu’ils ont trop de la vie[3]. »

Montesquieu loue cette facilité du suicide. « Il est certain, dit-il, que les hommes sont devenus moins libres et moins courageux depuis qu’ils ne savent plus, par cette puissance qu’ils prenaient sur eux-mêmes, échapper à toute autre puissance. » Quoi donc ! fut-on bien libre sous Tibère ? bien courageux sous Néron ? Ce siècle fut pourtant de tous le plus fécond en suicides. Mais Montesquieu n’admire-t-il pas aussi les lois conjugales d’Auguste, que leur seule impuissance suffit pour condamner ? Mais ailleurs ne semble-t-il pas regretter même les combats de gladiateurs ? Sans passion, mais pour être piquant, il aime à relever l’antiquité idolâtre aux dépens de la nouveauté chrétienne ; esprit supérieur, fin chercheur de la vérité, moins sérieux quelquefois lorsqu’il semble l’être davantage, qui préfère trop souvent à la droite voie du bon sens la voie oblique d’une dialectique raffinée, qui tient à être logique plus qu’à être vrai, à être original plus que logique, et veut par-dessus tout être ingénieux. De

  1. Ad Marciam Consolatio, 22.
  2. Je ne puis mieux rendre ces deux mots de Sénèque : fastidiosè mori.
  3. Quibus non vivere durum, sed superfluum. (Sénèque, ep. 23.)