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importance, et ne pense guère à donner à chacun de ses personnages une individualité prononcée et bien distincte. Cependant on peut dire qu’il a fait çà et là, sans doute par hasard, des rencontres charmantes. Ainsi Fenella dans la Muette. N’aimez-vous pas cette pauvre jeune fille dont un motif exprime chaque sensation, et que la mélodie accompagne partout dans ses infortunes et ses misères ? M. Auber aime la danse avec prédilection, il n’arrive à l’Opéra qu’au moment où les Elssler entrent en scène, se retire à la dernière mesure de leur pas, et je lui ai vingt fois entendu dire qu’il voulait finir sa carrière musicale par un ballet. Il est à souhaiter que M. Auber diffère encore long-temps ; mais si jamais son vœu se réalise, vous aurez à coup sûr le chef-d’œuvre du genre. Il y a, en effet, dans la musique de ballet des nuances délicates et fugitives qui, dans un opéra, passent inaperçues, et que cet auteur excelle à rendre. Les créations de Fenella dans la Muette, de Zoloë dans le Dieu et la Bayadère, en témoignent assez. Pour la couleur locale, M. Auber la traite au moins avec autant d’indifférence que les caractères, ce qui ne l’empêche pas de réussir dans l’occasion. Comparez la Muette à Gustave ; quoi de plus opposé, par la couleur, que ces deux partitions dont chacune, du reste, a son mérite et sa propre valeur ? L’une est vive, brillante, splendidement éclairée, riche de lumière et de sons ; l’autre respire toute la mélancolie des climats du Nord. Ici vous sentez la chaleur du midi, le soleil de Naples, l’air du Vésuve ; là vous vous prenez à tressaillir de froid, à rêver sous le ciel pâle de Stockholm. Que veut dire ceci chez un maître qui se préoccupe aussi peu de la couleur locale ? C’est qu’au fond, en musique, il en est des pays comme des passions, qu’il y a deux ou trois grands effets de contraste qui reviennent sans cesse, et que tous les esprits élevés trouvent en eux par le seul mystère du sentiment. Mais qu’on y prenne garde : il faut s’en tenir là ; car rien n’est plus ridicule que de vouloir pousser les choses à leurs extrêmes conséquences. Je n’ai que faire de savoir si M. Auber a lu Swedenborg avant d’écrire Gustave.

Je doute que le Lac des Fées réussisse à l’égal de la Muette ou de Gustave, et cependant cette partition renferme toutes les qualités qui distinguent le talent de M. Auber. Sans parler de ces motifs élégans et variés qui abondent là, comme partout, je dirai que l’instrumentation est traitée cette fois avec un soin exquis ; les plus ingénieux dessins naissent à tout instant dans l’orchestre, et s’y développent au milieu de la plus heureuse et de la plus limpide harmonie. Les grands morceaux non plus ne font pas faute. L’air du comte Rodolphe, au second acte, est une excellente inspiration. Quelle intelligence des instrumens de cuivre ! que ces fanfares sonnent vaillamment ! comme cette phrase deux fois reprise : À moi la plaine entière, se détache, large et puissante, du chœur qui la soutient ! C’est là un morceau d’un tour original, d’une mélodie ample et comme on n’en avait plus écrit depuis Weber. Le duo entre Albert et Zéïla, au troisième acte, ne manque ni de grace dans les premières mesures, ni de force dramatique et