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y a entre Oberon et le Lac des Fées toute la différence qui sépare un conte bleu de Perrault d’une fantaisie d’Hoffmann ou de Novalis. L’auteur de la Muette n’a jamais entendu parler des salamandres, des sylphes, des ondines :

Salamander soll glühen,
Undene sich winden,
Silphe verschwinden
. »

Des êtres surnaturels, M. Auber ne connaît que les fées. Un soir, j’étais assis auprès de M. Auber, pendant qu’on chantait à l’Opéra le cinquième acte de Don Juan. M. Auber avait oublié, cette fois, de s’en aller après le pas de Mlle Elssler, et s’était égaré dans la musique de Mozart, qu’il écoutait, du reste, avec assez d’attention. Tout à coup, au milieu de la scène de la statue, il se retourne et me dit avec un sourire et dans le plus vif transport de son enthousiasme : « Il y a du revenant dans cette musique. » Tout M. Auber est dans ce mot. L’effet prodigieux de cette scène, le plain-chant sublime du commandeur, l’effrayante sonnerie des cuivres qui soutiennent cette voix de marbre, n’avaient pas su l’émouvoir autrement. M. Auber ne prenait pas cette musique plus au sérieux qu’il ne l’eût fait d’un conte de bonne femme ; il ne voyait dans la création épique de Mozart qu’un de ces revenans qui traînent à minuit leur linceul et leurs chaînes dans les châteaux abandonnés. Ce qui manque à l’auteur du Lac des Fées, c’est la faculté d’admirer dignement les œuvres de cette trempe ; il est vrai que, s’il l’avait, il ne serait peut-être plus M. Auber, ce talent fécond, insouciant, frivole, toujours en humeur de chanter, qu’on prend comme il se donne, sans travail, ni fatigue. Beethoven en veut à votre enthousiasme ; il vous remue violemment, il vous transforme pour vous élever à l’exaltation. Mais l’exaltation a ses heures, le cœur humain n’est pas une argile toujours disposée à se laisser pétrir. La musique de M. Auber, au contraire, vous prend comme elle vous trouve ; loin de s’imposer à vous par la force, elle subit l’influence de votre humeur. Dans les arts, où rien n’est complet, certaines qualités ne s’achètent que par certains défauts. L’esprit exclut souvent l’élévation ; s’ensuit-il de là que l’on doive exclure l’esprit ? J’ignore si l’art y gagnerait beaucoup ; mais à coup sûr nos plaisirs y perdraient.


H. W.