Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/267

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
263
REVUE LITTÉRAIRE.

préparée, que M. de Belnave a perdu le cœur de sa femme avant qu’elle ait rencontré l’homme qu’elle va aimer. Quand il se décide à quitter Blanfort pour essayer de la distraire, pour étourdir, pour dérouter sa rêverie, le mal est déjà profond et irréparable. M. de Belnave commence à entrevoir l’abîme creusé sous ses pieds, mais il n’est plus en son pouvoir de le franchir ou de le combler. Lorsque Marianna rencontre George Bussy aux eaux de Bagnères, elle n’est plus assez clairvoyante, assez maîtresse d’elle-même pour l’interroger, pour l’éprouver avant de le suivre. Elle ne s’appartient plus, elle ne se connaît plus, elle appartient au premier homme qui saura mentir et flatter son orgueilleuse rêverie.

L’aveuglement, la confiance, la jalousie et le désespoir de M. de Belnave, lorsqu’il comprend qu’il a perdu le cœur de sa femme, sont racontés par M. Sandeau avec une vérité qui s’élève souvent jusqu’à l’éloquence. L’adresse ingénieuse avec laquelle Noëmi défend sa sœur contre un ennemi que Marianna ne lui a pas nommé, lui a fourni le sujet de plusieurs pages très fines. Le chapitre où M. de Belnave découvre, sans le chercher, le secret de Marianna, l’entrevue de Noëmi et de George, sont traités avec une vérité, une énergie, qui ne laissent rien à désirer. Le mensonge imaginé par Noëmi pour sauver l’honneur de Marianna complique l’action sans la ralentir. Mais je ne saurais approuver la conversation belliqueuse de M. Valtone avec le capitaine Gérard. Cet épisode est, à mon avis, un véritable hors-d’œuvre, et je le verrais disparaître avec plaisir. Étant données les habitudes militaires que l’auteur lui prête, M. Valtone, pour provoquer George Bussy, n’a pas besoin de s’enivrer avec le capitaine Gérard ; il lui suffit d’avoir été tourné en ridicule. Puisqu’il désire venger son ami, il n’a pas besoin de s’exalter par le récit de ses exploits de garnison. Pour dire toute ma pensée, je crois qu’il eût mieux valu ne pas mettre aux prises M. Valtone et George Bussy. Marianna renonçant hardiment à suivre son mari sans avoir rien à craindre pour les jours de l’homme qu’elle aime, refusant de se réhabiliter par un mensonge, imposant silence à Noëmi, m’eût semblé plus poétique, plus grande que Marianna se résignant à l’obéissance après avoir abandonné son mari, et rendue à la franchise par la frayeur. La lutte de M. de Belnave et de Marianna se trouverait réduite à ses élémens nécessaires, et, au lieu d’une scène qui manque de simplicité, nous aurions une scène rapide et hardie. Le caractère de M. de Belnave ne perdrait rien de sa grandeur devant l’aveu spontané de Marianna. Puisqu’il se résigne et pardonne, puisqu’il ne cherche pas dans la vengeance une compensation impuissante, la franchise de Marianna n’eût fait que placer la générosité de M. de Belnave dans un jour plus éclatant.

Je crois pouvoir louer sans réserve la lutte de Marianna et de George Bussy. Tous les traits de ce tableau sont d’une irréprochable vérité. Il n’y a pas une page de ce rapide récit qui n’émeuve profondément, car chaque page respire la colère et le désespoir. Ce rêve commencé dans le paradis et achevé dans l’enfer est raconté avec une précision quelquefois effrayante, et qui pourtant