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REVUE. — CHRONIQUE.

s’est accru pendant toute la durée du moyen-âge ; elle a répandu l’abondance autour d’elle ; et son histoire s’est écoulée sans bruit, comme les ondes de ses deux fleuves généreux, qui, images de sa propre destinée, s’unissent dans son sein et fertilisent leurs rivages, sans jamais les dévorer : règne fondé, non sur le sang, mais sur la sueur des hommes ! Élevée d’abord sur sa colline, comme un camp retranché, au milieu du tumulte des armes, il semble qu’après cette éducation, elle aurait pu, comme une autre, tenter la carrière de la force et de la violence. Mais, quoique fille de Rome, l’exemple de sa mère ne l’a point éblouie, ou plutôt, par son application constante aux conquêtes pacifiques de l’industrie, elle est entrée, dès l’origine, dans la voie et dans la destinée des peuples modernes. Terre consacrée par le travail des hommes ! Les générations s’y sont succédées, et chacune d’elles, en naissant, a retrouvé ce peuple fidèle à son ancienne tâche. On dirait que cette ville s’est proposé, dès son commencement, de fournir le type accompli de l’industrie réglée et transformée par le christianisme ; car, sous l’apparence des intérêts matériels, elle a toujours conservé la tradition des pensées les plus hautes ; le commerce s’y est anobli de bonne heure dans le sang des martyrs. Depuis ce jour, deux principes habitent dans ces murailles : d’une part l’esprit industrieux du midi de l’autre la spiritualité du nord ; et c’est ce double génie qui fait encore aujourd’hui la grandeur et l’originalité de Lyon entre toutes les villes de France.

Aussi, messieurs, quelle que soit, dans ce pays, la puissance des intérêts matériels, je n’ai jamais douté qu’il n’y eût une large place pour les intérêts de la pensée ; et l’accueil, si mérité que vous avez fait à chacun de mes collègues a dû dissiper, à cet égard, jusqu’au moindre doute dans l’esprit des plus incrédules. Dans le vrai, qu’est-ce que cette inimitié native que l’on a voulu établir de nos jours entre les arts de l’industrie et les arts exclusivement appelés libéraux, comme si ce titre de noblesse ne s’appliquait pas également aux uns et aux autres ? Les anciens ne connaissaient guère ces artificielles distinctions. Pour eux, le dieu du commerce était aussi le dieu de l’éloquence, et sa première industrie fut d’inventer la lyre. En effet, les découvertes accomplies dans le monde matériel, depuis le vaisseau des Argonautes jusqu’à la boussole, jusqu’à l’invention de l’Amérique, ces grandes trouvailles de l’esprit de l’homme, sont sorties des mêmes instincts qui ont produit les découvertes dans le monde idéal. On pourrait considérer l’industrie comme un artiste immortel qui, depuis les jours de Triptolème jusqu’à ceux de Watt, change, transforme incessamment le globe terrestre. C’est un Titan qui façonne de sa main toute-puissante l’argile sacrée sur laquelle il veut imprimer le sceau et la marque de son intelligence. Il creuse des canaux ; il change le cours des fleuves ; il fouille le rivage des mers. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon soumettre le monde visible à l’idéal, et le créer, en quelque sorte, une seconde fois ? Défricher les forêts, édifier des cités, marquer l’enceinte des empires à venir, comme on le fait aujourd’hui dans l’Amérique du Nord, c’était là autrefois la mission des Orphée et des Linus