Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/35

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
LES CÉSARS.

vent du philosophe dans Sénèque, en vérité il y a souvent du rhéteur, laissez-moi dire du pasquin ! Et c’est moins sa faute que celle du monde antique où il vivait. Mais où donc est la force du stoïcisme ? Qui lui donne un peu de vertu ? Sénèque ne l’avoue pas. C’est dans l’orgueil, et un orgueil qui arrive jusqu’à l’impiété : « La vertu de Dieu est de plus longue vie que celle du sage ; elle n’est pas plus grande. Jupiter n’est pas plus puissant que nous, il est moins courageux ; il s’abstient des plaisirs parce qu’il n’en peut user, nous, parce que nous ne le voulons pas. Il est en dehors de la souffrance, nous au-dessus d’elle[1]. »

Mais l’orgueil, et l’orgueil de la vertu, peut bien soulever quelques ames extraordinaires comme la vôtre ; pour nous, ames vulgaires, nous, plébéiens, il faut une moins creuse nourriture, une espérance plus satisfaisante que cette orgueilleuse contemplation de nous-mêmes : de là vient que votre philosophie, ô Sénèque ! sera toujours celle du petit nombre, et que ni vous ni aucun de vos maîtres n’avez créé une doctrine qui fût le moins du monde populaire ; vous vous plaignez que le peuple vous décrie ! aristocrates de l’intelligence, n’êtes-vous pas des premiers à décrier le peuple, à parler avec mépris du grand nombre (ὁί πόλλοι) ?

Les platoniciens ont deux degrés d’initiation philosophique : la purification (καθάρσις), c’est-à-dire la vertu, pour le peuple ; la compréhension (νόησις), c’est-à-dire la science, pour les élus : mettant ainsi le peuple au-dessous des philosophes, et la vertu au-dessous de la science. Soyez fier comme eux, je le veux bien, réservez pour vous votre doctrine supérieure ; mais votre morale, de quoi servira-t-elle au monde, si elle ne peut s’abaisser jusqu’à la masse des hommes ?

Vous avez cependant un mot à leur portée, et vous ne les avez pas tellement dédaignés que vous ne leur ayez confié la science d’un grand remède contre les misères de ce monde : vous leur apprenez « qu’ils ne souffriront qu’autant qu’ils le voudront bien ; que Dieu leur tient la porte ouverte quand ils auront assez du séjour de ce monde ; que rien n’est plus facile que de mourir. »

Pourquoi donc pas dès aujourd’hui ? pourquoi tant d’apprêts de courage pour supporter les maux qu’on peut éviter tout d’un coup, tant de prédications héroïques auxquelles peut suppléer la piqûre d’un canif dans les veines ? Les poètes, plus philosophes que les philosophes, avaient cherché à détourner du suicide ; vous avez ouvert ce

  1. Ep. 73. — De Providentiâ, 6.