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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/371

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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

de cette cascade, et vont par terre, au-delà de l’endroit redouté, attendre leur bateau. Les pêcheurs et les paysans de la côte, habitués à la franchir chaque jour, n’osent pas même la franchir sans un pilote. Il y avait autrefois ici quatre pilotes ; deux d’entre eux sont morts après de pénibles fatigues, le troisième s’est noyé l’été dernier. « Il voulait jouer, me dit un de nos rameurs, avec les diables blancs (les vagues) de l’Eyanpaïkka, mais ils se sont élancés vers lui, et il n’a pas résisté long-temps. En deux tours de main, voyez : la barque s’en allait par morceaux, comme un vieux poisson sec, et le pilote avait plus d’eau dans le gosier qu’il n’est permis à un chrétien d’en boire. »

Le quatrième pilote est un jeune homme au regard expressif, à la figure mâle et hardie. Il porte de grands cheveux blonds flottant sur ses épaules, une jaquette verte, comme celle des chasseurs du Tyrol, et des pantalons en cuir. Son nom est aussi romantique que le métier qu’il exerce : il s’appelle Carl Regina. C’est lui maintenant qui guide tous les bateaux de paysans et de voyageurs dans ce passage difficile ; on lui paie un riksdaler, 30 sols, pour jouer ainsi sa vie.

Les habitans de Muonioniska n’avaient pas manqué de nous raconter les nombreux accidens arrivés sur cette cascade ; mais leur récit ne faisait que nous donner, à M. Gaimard et à moi, un plus grand désir de la descendre. On nous disait d’ailleurs que quelques jours auparavant deux voyageurs anglais avaient reculé d’effroi en la voyant, et s’étaient hâtés de prendre le chemin de terre. Nous tenions à nous montrer plus courageux que les Anglais.

Bientôt nous entendons le bruissement du torrent, nous voyons les flots d’écume qui jaillissent dans l’air. La cascade apparaît sombre et fougueuse, secouant sa tête échevelée entre ses rideaux de sapins. « Le vieux Neck est en colère ! s’écrie l’un des matelots ; il n’aime pas les étrangers. » Mais nous sommes décidés à voir de près le vieux Neck, et nous restons dans le bateau. Le pilote est debout, le gouvernail à la main, l’œil attentif, les cheveux au vent. Les deux rameurs serrent avec force leurs avirons et tiennent le regard fixé sur leur guide pour obéir à son moindre signe, à sa parole, à son mouvement. En nous penchant sur le bord de la barque, nous voyons les rochers dont la cascade est hérissée ; les uns dressent leur cime aiguë à la surface de l’eau ; d’autres sont cachés sous une nappe d’écume, et le bateau tourne, serpente, glisse entre les écueils, et bondit comme un coursier sans frein sur le dos des vagues. Tantôt le flot, repoussé par les rocs, heurte avec violence notre barque fragile ; tantôt il se dresse dans l’air et rejaillit sur nous comme une pluie d’orage. Puis nous tombons d’un degré de la cascade à l’autre. La lame se creuse et s’affaisse sous nous, et le fond de l’eau ressemble à un lit de soie bleue, et les bandes d’écume qui nous entourent à des franges d’argent. Mais la cascade gronde de nouveau, s’irrite, nous poursuit, et nous lance de vague en vague, d’écueil en écueil. Tout ce mouvement de l’eau, cette force du torrent, cette variété d’aspects, nous donnent une foule d’émotions saisissantes et rapides comme un rêve. En un clin d’œil le rêve est fini. En trois minutes l’espace orageux est parcouru, et l’on rentre dans le lit paisible du