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REVUE DES DEUX MONDES.

Voici maintenant l’histoire d’un autre esclave.

Avez-vous promené vos pas parmi les irrégulières constructions de l’Aventin ? Avez-vous vu près de Tibre ces maisons entassées qui avancent sur le fleuve, et que leurs fragiles étais tiennent suspendues au-dessus des eaux, demeures précaires dont chaque inondation emporte d’un coup tout un quartier ? Avez-vous monté la Suburra, cette rue tortueuse, infecte et bruyante, au milieu de l’assourdissement populaire, des clameurs des charretiers, des hurlemens des chiens ? Là d’énormes insulæ, vastes maisons de location à sept ou huit planchers, penchent au-dessus de la voie publique leurs étages inégaux et chancelans. C’est là surtout qu’habitent toutes les misères et toutes les corruptions romaines ; c’est là que, dans les sales et obscures popinæ, un pain plébéien, du vin chaud et des têtes de moutons à l’ail nourrissent le mendiant du pont Sublicius, la courtisane en guenilles, le grammairien sans argent, le petit Grec (Græculus), hâbleur, adulateur, poète, chevalier d’industrie ; l’enfant ramassé sur la voie publique, et qui va quêter une obole, estropié par les mains et au profit d’un entrepreneur de misères humaines ; en un mot, je ne dirai pas le plébéien, mais celui que l’orgueil aristocratique des parvenus romains appellent tenuis, ignobilis, tunicatus, tribulis.

Il n’est pas jour encore. Cet homme vient de brosser sa vieille toge ; il court à la hâte vers les hautes demeures des Carènes ou du Célius. Client de tout le monde, il va heurter à toutes les portes, fait queue dans la rue devant le seuil de tous les riches, se coudoie et se querelle avec ses camarades de servitude et d’attente, se laisse menacer par la verge de l’ostiarius, sollicite le janitor, ce misérable enchaîné dont je vous parlais tout à l’heure, entre à grand’peine dans une cour ; en payant les esclaves, pénètre jusque dans l’atrium, voit passer dédaigneusement devant lui les amis de la seconde ou de la première admission (car ici l’amitié se classe, et il y a chez le riche de grandes et de petites entrées), souffle au nomenclateur un nom que cet esclave estropie, obtient du patron un sourire distrait, un regard à moitié endormi, un bonjour dédaigneux qui se confond avec un bâillement, et, pour prix de ses peines, emporte un peu de saucisson dans une corbeille ou une magnifique largesse de vingt-cinq sous.

Tel est un salon romain. À des degrés divers, tous les rapports de politesse portaient à Rome ce caractère d’un hommage intéressé rendu par un inférieur. Ce sont des devoirs matinaux (antelucana officia), des salutations inquiètes et essoufflées. Un salon moderne,