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MAHMOUD ET MÉHÉMET ALI.

lui assurèrent la souveraineté de fait de l’Égypte et de la Syrie. Il a appelé nos arts et nos sciences à concourir à son œuvre ; mais ils n’ont jamais été pour lui que des moyens d’arriver plus sûrement et plus promptement à son but, qui était de fonder sa grandeur personnelle et celle de sa famille. Avec les idées que les hommes se font du pouvoir en Orient, pressé d’ailleurs par les exigences de son ambition, il était bien difficile qu’il n’abusât point de sa puissance. Il en a abusé en effet, et, à cet égard, il a dépassé toutes mesures. Le tableau des misères auxquelles il a condamné ses sujets est une terrible réponse aux éloges emphatiques de ses partisans. Il s’est conduit comme ces hommes qui, avec une grande fortune, ont des besoins plus vastes encore. Ses revenus, quoique immenses, ne lui suffisant point, il a dévoré une partie de son capital ; il a contraint l’Égypte à lui livrer toute la substance de ses forces ; il a écrasé sous le poids de ses exactions les malheureux fellahs, traité cette race infortunée comme un troupeau d’esclaves dont il pouvait disposer selon ses caprices. Le résultat d’un système aussi oppressif a été la dépopulation croissante du pays. L’Égypte comptait, il y a trente ans, deux millions cinq cent mille ames ; elle en possède à peine aujourd’hui un million neuf cent mille. Au lieu de préparer aux Arabes de meilleures destinées, d’élever leur intelligence, de leur payer en améliorations de tous genres les sacrifices énormes qu’il était obligé de leur demander pour satisfaire aux nécessités de sa lutte contre la Porte, il les a traités comme une race conquise et inférieure ; il a réservé toutes ses faveurs, tous les grands commandemens militaires et civils pour les Turcs et les étrangers, et il n’a laissé aux Arabes que les emplois obscurs et sans influence. La solidarité d’impôts et de travail qu’il a imposée à tous les fellahs est une des combinaisons les plus iniques qu’ait inventées la tyrannie.

Ses établissemens scientifiques et industriels portent tous le cachet de sa pensée égoïste ; tous ils révèlent bien plutôt le désir de perfectionner des instrumens de travail et de production, que de répandre sur son pays les bienfaits de la civilisation. En tout, il a voulu faire vite plutôt que bien, parce qu’il était pressé de jouir. La plupart de ces créations n’ont point d’avenir, les unes parce que le climat les repousse, les autres parce qu’elles sont composées de mauvais élémens et mal dirigés, ou bien, enfin, parce que le peuple, au milieu duquel elles ont été improvisées est trop ignorant et trop apathique pour en comprendre les avantages. Dans les œuvres de l’homme comme dans celles de la nature, il faut des gradations, sinon le fruit