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rêts de son client. Mais la tendance dégradante de l’antiquité, plus sensible dans les plus grands empires, et, à mesure que se formait l’unité politique du monde, le remplacement du patriotisme local par l’égoïsme cosmopolite, amenèrent bientôt les choses au point que nous venons de dire.

Ce furent donc, dans toute leur crudité, les rapports du riche qui donne à manger au parasite qui mange, de la supériorité insolente à la servilité fainéante et affamée. Infatigable et perpétuel mendiant, client universel, le peuple romain vécut aux pieds de trois ou quatre mille beati, adorant les aumônes d’une aristocratie financière comme il avait enduré le pouvoir d’une aristocratie politique, quêtant, sollicitant, souffrant, ayant de la bassesse, ayant de l’esprit, ayant de la patience, tout, à condition de ne pas travailler. Il a ses bons et ses mauvais jours. Aujourd’hui un patricien marie sa fille, le fils d’un affranchi de César prend la toge virile ; grande fête : un millier d’invités, à chacun une sportule extraordinaire de 14 ou 15 sous. Demain point de fête ni d’épousailles. Pauvre parasite, tu vas aller au bain, quêter parmi les riches qui s’y rassemblent, à force d’adulations et d’humbles services, une invitation à souper. Un autre jour, Agrippa ouvre gratis cent soixante-dix bains dans Rome ; pendant un an (singulière magnificence !), la barbe et les cheveux du bon peuple seront coupés gratis dans les tonstrines d’Agrippa. Agrippa est le fils des dieux. Les riches sont-ils las de donner ? Allons implorer César. Il faut que de temps à autre quelques millions de César retournent au peuple. Auguste, dans son douzième consulat, a distribué, entre trois cent vingt mille citoyens, un congiarium de plus de 16 millions de francs[1]. César n’est pas riche aujourd’hui ; s’il ne donne pas d’argent, au moins donnera-t-il du blé. D’après la loi Sempronia, quiconque est oisif et pauvre a droit à cinq boisseaux de blé par mois pour sa récompense ; loi suprême de la constitution impériale et la seule qu’il puisse être dangereux de violer. Auguste nourrissait ainsi deux cent mille hommes, population mourante et menaçante qu’il avait pourtant diminuée de nombre, mais qui tendait à s’accroître de tous les gueux de l’Italie. Mais la Méditerranée est orageuse ; le convoi annuel de blé n’arrive pas d’Égypte ; le peuple redoute la faim ; César redoute le peuple (moment d’angoisse, il y eut ainsi je ne sais quelle bourrasque qui mit Auguste sur le point de s’empoisonner !), et, debout sur la pointe de Caprée, une foule pleine d’anxiété épie

  1. Lapis cincyranus. — La mesure ordinaire était de 390 sest. (58 fr.). On alla une fois jusqu’à 800 (155 fr.)