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cet homme devient comme un Machabée pacifique, et son histoire se confond avec celle de la nationalité dont il résume en lui toutes les puissances.

Ainsi furent marquées les phases principales de cette émancipation irlandaise dont le principe se révéla dans le courant du dernier siècle, et qui s’est développée à travers les vicissitudes les plus imprévues et les plus saisissantes. Le joug légal imposé aux catholiques de ce pays par les princes hanovriens avait atteint, sous un certain rapport, le but qu’on s’était proposé en les retranchant de la société civile. Cette flétrissure avait profondément altéré leur caractère ; et, pendant que la rigueur des lois entretenait dans les populations rurales des habitudes criminelles, elle abaissait graduellement les classes élevées au niveau du sort que ces lois leur avaient fait.

Ce qui avait survécu de noblesse indigène aux massacres de Cromwell et aux guerres de Guillaume III, vivait appauvri d’esprit ainsi que de fortune, n’osant plus regarder l’Irlande comme une patrie, et cherchant refuge et service à l’étranger. Là, les descendans des vieux princes milésiens recevaient l’épaulette de sous-lieutenant, et gagnaient, après trente années, la croix de Saint-Louis avec pension de six cents livres. Cette aristocratie dépossédée perdit toute influence sur les populations des campagnes, et celles-ci s’engagèrent, moitié par haine, moitié par nécessité, dans ces formidables ligues qui furent et sont encore la terreur de l’Irlande.

Cependant une autre classe grandissait malgré l’oppression, et à certains égards par l’effet de cette oppression même. La propriété territoriale avait passé à peu près tout entière aux mains des protestans, et, au XVIIe siècle, l’Europe avait vu reparaître le droit de conquête avec ses plus inexorables conséquences. Constituée ainsi en aristocratie terrienne et légale, les membres de cette secte ne purent manquer de contracter les vices inséparables de tout état de choses qui proclame la force comme son principe. L’insolence et la paresse leur créèrent des embarras contre lesquels ils eurent bientôt à lutter, et l’on vit se produire, entre protestans et catholiques, quelque chose d’analogue à ce qui s’était passé au moyen-âge entre juifs et chrétiens. L’industrie des proscrits devint indispensable aux proscripteurs, et souvent les seconds se trouvèrent à la merci des premiers.

Presque toute la bourgeoisie catholique, à laquelle les professions libérales étaient alors inaccessibles, se jeta dans le négoce : les vaincus se firent marchands ; le trafic devint la seule pensée, la seule