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GOETHE.

que, qui vins te briser le front contre cet égoïsme d’airain et demandas au génie les conditions de l’humanité ! D’ailleurs, qui jamais a lu dans le sein de Goethe ? Qui oserait porter un jugement irrévocable sur certains actes de cette vie si calme et si profonde ? Chez de pareils hommes, tout est mystère, à moins qu’on ne se place au point de vue du travail qu’ils devaient accomplir ; alors seulement un peu de lumière vous arrive, et les doutes commencent à s’éclaircir. Après cela, vouloir excommunier Goethe à cause de ce que l’on est convenu aujourd’hui en Allemagne d’appeler son égoïsme, prétendre dénoncer à l’indignation de la postérité l’auteur de Faust, parce qu’il s’est enfermé dans le culte de sa pensée, la trouvant sans doute plus sacrée que tous les bruits qui se croisaient autour de lui, ce n’est là ni un crime de lèse-majesté, ni un sacrilége, mais tout simplement une révolte d’enfans contre l’autorité du plus beau nom poétique de notre âge, une boutade d’étudians ivres, faite pour dérider une dernière fois dans la tombe cette bouche où l’ironie avait creusé un si indélébile sillon.

Je le répète, de tels hommes arrangent leur vie entière sur la tâche qu’ils s’imposent : sacrifice énorme, assez continu, assez lent, assez difficile, pour que la société ne leur en demande pas d’autres. Ils ne se préoccupent guère des affections qui les entourent, je le sais ; ils oublient indifféremment le bien et le mal qu’on peut leur faire, et ne permettent point aux influences extérieures d’altérer un seul moment la sérénité de leur ame. Mais, après tout, ils ne relèvent que de leur conscience, et si la conscience de Goethe est plus large que celle des autres hommes, il faut s’en prendre à la nature qui l’a taillée sur le patron de son cerveau. Et qui vous dit ensuite qu’il ne lui en a pas coûté bien cher de subir ainsi jusqu’au bout la règle austère du génie, qui, tout en le dispensant à ses yeux de certaines rudes nécessités de l’existence commune, lui en interdisait les plus douces joies ? Qui vous dit que cette indifférence impassible, cette monotone égalité d’humeur, cette froide réserve qu’il affectait envers tous, n’ont pas été autant d’âpres concessions faites à la fatalité de sa destinée. Il y a dans le cinquième acte du second Faust un vers énergique et beau qui, bien que le vieux docteur le prononce, m’a toujours semblé sortir de la bouche même de Goethe, tant ce vers exprime d’une admirable façon le cri d’une ame éternellement comprimée et dont le sombre désespoir se fait jour un moment. Faust, arrivé au terme de sa longue et misérable carrière, épuisé par tant de voluptés adultères qui n’ont fait qu’enfanter les désirs et les appétits insatia-