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GOETHE.

une forêt enchantée du moyen-âge ; le marbre de Paros lui-même élève la voix et parle comme la statue du commandeur. Sabbat prodigieux où défilent l’une après l’autre, sous l’évocation puissante de Gœthe, les pâles et mystérieuses figures que l’œil de l’initié peut seul entrevoir dans les ténèbres du paganisme ; car l’antiquité, elle aussi, a ses terreurs, terreurs sombres et mornes, dont le vulgaire ne se rend pas compte et que le pontife exploite à son profit.

On ne cesse de se répandre en beaux discours sur l’instinct merveilleux qui poussa les Grecs vers les choses pures et sereines de l’art, et de vanter avec amour l’immuable sourire de leurs divinités de marbre. Mais sait-on, après tout, si cette persévérance à ne jamais produire que les graces de la nature ne leur vient pas plutôt de la nécessité d’obéir à la loi religieuse qui garde le dogme au fond du sanctuaire et défend au ciseau d’entamer le symbole ? On ne peut certes attribuer à l’imagination de Goethe les figures sans nombre qui s’agitent dans le cercle immense de cet intermède ; ce sont là des figures antiques d’aussi bonne race que les héros de l’Iliade, des Perses, ou d’Œdipe roi, et cependant vous ne les trouvez ni dans Homère, ni dans Eschyle, ni dans Sophocle. Non pas que ces grands maîtres aient vécu dans l’ignorance de ces créations mystérieuses que Goethe a produites à la vie de l’air et du soleil ; mais ils ne les abordent jamais qu’avec une réserve extrême, et s’éloignent d’elles sitôt après les avoir nommées, sans chercher à les dégager du symbole qui les enveloppe. Pour voir surgir le romantisme de l’antiquité, il faut attendre le mouvement alexandrin. C’est là, dans la débâcle universelle qu’amène l’invasion du christianisme, qu’apparaissent pour la première fois ces myriades de dieux inconnus. La confusion s’empare du monde, le Serapeum croule, et Julien, dans les efforts désespérés qu’il tente pour relever l’édifice mythologique du passé à jamais aboli, renverse toute hiérarchie, si bien que le symbole, si long-temps retenu dans les ténèbres du sanctuaire impénétrable, finit par remplacer au grand jour les dieux de marbre tombés en poudre sous le marteau des chrétiens. Et c’est pourquoi Goethe, après deux mille ans, voulant accomplir au profit de la poésie l’œuvre que Julien avait tentée en vain dans un but politique, Goethe devait prendre à l’antiquité, non la forme périssable tant de fois épuisée par des mains glorieuses, mais le dogme, mais l’idée où la vie se perpétue, et qui était le seul point de contact par où notre siècle pût entrer en rapport avec l’antiquité.


Henri Blaze.

(La seconde partie à un prochain no .)