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soleil et la lune, comme les anciens, et vivez dans la sainte simplicité de l’âge d’or. » Voilà le catéchisme de Baffo. Cinquante ans auparavant le poète aurait été étranglé ; mais les temps étaient changés, et il put se moquer des nonnes, des papes, des religieux, traîner son âge d’or de boudoir dans quatre gros volumes de poésies à peu près imitées de la Priapée de Piron, sans que l’attention du conseil des dix fût éveillée par ces débauches poétiques. Baffo passait sa vie à rêver des couvens de Vénus, des festins de Néron, des églises de prostituées, etc. ; il était le patriarche de la nouvelle société de Venise ; il applaudissait à ces jolies femmes qui ne croyaient pas au purgatoire pour vivre à l’anglaise, à ces élégans qui se réunissaient dans les parloirs des couvens, à ces tables de jeu chargées d’or, où les nobles, les dames et des sénateurs masqués venaient jeter leur fortune. C’était, disait-il, la régénération de Venise.

Labia[1], véritable Vénitien, pétri de préjugés et d’exaltation patriotique, s’attristait de tout ce qui jetait Baffo dans l’ivresse : il se raidissait contre les idées étrangères ; il jetait des cris d’effroi en voyant la baisse du commerce, la religion frappée par la main du gouvernement, la noblesse ravagée par le jeu et le luxe ; pour lui, c’était la fin du monde. Ses vers sont mauvais ; mais qu’elle était poétique l’indignation soulevée en lui par le moindre évènement ! Un théâtre brûle, il est affligé de l’empressement qu’on met à le reconstruire ; les Vénitiens se montrent joyeux dans une fête populaire, et il lui prend envie de pleurer sur le sort de cette population que, dans ses noirs pressentimens, il voit menacée par une catastrophe imminente ; on ferme les cafés, il est choqué de cette puérilité de la police, tandis que le vice coule à plein bord dans les réduits. Il est inutile de dire que Labia a décoché ses meilleurs traits contre les modes, les femmes, les sigisbés, et contre ce poète dévergondé dont la seule existence est un scandale pour les vieux Vénitiens ; mais ce qui excitait au plus haut degré sa colère, c’était la suppression des monastères. Quand il traitait ce sujet, il ne s’arrêtait pas aux regrets ou aux invectives ; il discutait, et alors toute la poésie de ses sentimens s’évanouissait ; il ne restait plus que l’écrivain médiocre.

Quelques années après Baffo et Labia, l’ardeur des disputes sur les réformes s’éteignait dans des causeries de salon. Quelque vieillard entêté disait qu’il fallait verrouiller les femmes dans les maisons, qu’elles avaient ruiné la république. Celles-ci se plaignaient des lois somptuaires. Ces messieurs, disaient-elles, ces beaux chevaliers servans qui vont rendre l’ame pour nous, voudraient nous faire marcher en sabots ; on voudrait brûler nos saints pères, Helvétius, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, l’Académie des Dames et Ninon de l’Enclos. — Non, mesdames, répondait un poète, il s’agit seulement de diminuer le nombre des cocus[2]. Telles étaient les dernières réflexions inspirées par les nouvelles mœurs de Venise. Vers 1750, on rouvre les cafés, on abolit les lois somptuaires, la république donne des fêtes magnifiques, la poésie vénitienne

  1. Né en 1709, mort en 1774.
  2. Barbaro, né en 1726, mort en 1779.