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fut effrayé de la grandeur de la nation française, il vit les débats du XVIIIe siècle. Voltaire, Rousseau, les écrivains groupés en partis, se combattant sous leurs véritables chefs, Molière morcelé, mais multiplié par une foule de poètes. Ce fut un spectacle à faire tourner la tête au pauvre Vénitien. Il perdit sa verve, sa facilité d’improvisation ; n’ayant plus sous les yeux ses caricatures, ses abbés, sa troupe, ses impresari, ses Vénitiens, il ne se confia plus en ses forces ; pour la première fois de sa vie il médita, il soigna sa langue, son style, il observa de nouveau la société, et après dix ans de silence, il écrivit en français son Bourru, bienfaisant. « C’est ma première pièce, » disait-il dans sa préface, et il avait raison, c’était la première comédie qu’il écrivait pour une nation.

En Italie, Goldoni passe pour le réformateur du théâtre ; mais d’un côté on le loue d’avoir établi une comédie italienne, de l’autre on lui reproche d’avoir détruit la comédie de l’art. Qu’a-t-il fait ? Dans Goldoni, il y a trois écrivains, un Vénitien, un Italien et un Français, ce sont trois artistes réunis dans la personne d’un aventurier. En italien, il a écrit des pièces bien médiocres, il ne connaît pas même le génie de sa langue, souvent ses dialogues sont d’une trivialité repoussante. En français, il a été un auteur manqué, puisqu’il n’a laissé qu’une seule pièce. En vénitien, il a été homme de génie, il s’est servi du patois mieux que personne, il a dépassé Calmo, Ruzzante, Molino, et il règne dans ses tableaux de Venise un mouvement, une variété de sujets, une multiplicité de personnages vraiment extraordinaires. Était-il ennemi de la comédie de l’art ? Non : il était trop profondément Vénitien pour cela. On l’a accusé d’avoir détruit la comédie impromptu, parce qu’il voulait la soumettre à une véritable réforme, et il devait s’élever bien des cris contre l’homme qui déplaçait hardiment tous les masques, qui introduisait sur la scène une foule de personnages tout-à-fait ignorés, et qui obligeait les acteurs à apprendre par cœur presque tous les rôles. Mais Goldoni n’était pas ennemi de la comédie de l’art, il était poète de patois ; voyez ses chefs-d’œuvre avoués, ils sont écrits en patois vénitien ; voyez la médiocrité traînante de ses comédies nationales, l’impatience qu’il témoigne contre les puristes de Florence ; voyez ses sentimens, ses aventures, ses satires, ses souvenirs de Vénitien qu’il fait passer dans ses comédies ; voyez la confiance vulgaire avec laquelle il s’adresse au peuple, les masques de Pantalon, de Florindo, d’Arlequin, du docteur, conservés dans ses pièces, et la rapidité ingouvernable de l’impromptu avec laquelle il écrit, toujours pressé entre les évènemens de la veille et les exigences d’un impresario. — Ce sont des traits qui appartiennent à la comédie de l’art : Goldoni en a hérité ; il a exploité l’improvisation ; s’il l’a endommagée, c’est qu’il l’a écrite ; il ne l’a supprimée qu’en tant qu’il a établi un théâtre vénitien. Nul doute que si Venise avait été la capitale de l’Italie, Goldoni eût été le Molière de la nation. La comédie de l’art aurait alors été vaincue par le théâtre italien, et les caricatures locales auraient livré la scène à des personnages plus généraux. Mais l’Italie ne pouvait pas avoir un théâtre comique : d’abord elle laissa croupir Goldoni à Venise, ensuite elle le laissa partir pour la France, et le pauvre avocat ne fut jamais devant la nation qu’un honnête aventurier.