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vallée de Bretagne, un simple ouvrier est parvenu, à force d’économie, de conduite et d’invention, à établir et à faire prospérer un moulin à papier qui lui procure une honnête aisance. Bientôt cette position est menacée. Une rencontre fortuite introduit dans sa maison un jeune homme qui n’est que momentanément en Bretagne, et qui passe pour y être venu faire ses études. La grace, le bon goût, l’intelligence et les sentimens élevés de M. Élie de Beaucourt ont éveillé dans le cœur d’Anna de secrètes affinités. Ils s’aiment déjà sans se l’être dit mutuellement, sans se l’être avoué à eux-mêmes. Mais il est rapporté à Anna que cet homme, à qui la maison hospitalière a été ouverte avec une si généreuse confiance, n’est qu’un spéculateur qui veut élever une concurrence, et qui vient traîtreusement, sous le masque d’une amitié désintéressée, surprendre les secrets de la fabrication. Elle devrait en avertir son père, mais elle s’est plutôt sentie prête à pleurer. À la première rencontre, une noble franchise lui fait aborder les explications directes avec M. Élie de Beaucourt. Celui-ci, pour toute réponse, dépose dans les mains de la jeune fille quelques lettres qu’il vient d’écrire, et-lui recommande de les communiquer à son père. Élie était en effet envoyé par son oncle, banquier à Paris, pour préparer l’établissement d’une papeterie dans ce coin de la Bretagne ; mais il ne s’agit plus pour lui désormais que de détourner ce funeste projet. La jeune fille se garde bien d’aller faire naître, dans l’ame de son père, même pour les dissiper à l’instant, les mauvaises pensées dont elle vient de soulager la sienne.

Ces détails ont beaucoup de vérité, de charme et de fraîcheur sous la plume de M. Souvestre. Il importe fort peu, il est vrai, dramatiquement parlant, qu’un industriel vienne faire concurrence à un autre industriel et le réduire à la faillite. Toutes ces questions de caisse et de bilan, si apitoyantes qu’elles soient d’ailleurs, peuvent-elles en effet suffire au nœud d’une action, et ont-elles droit de cité dans les domaines de l’invention poétique. M. Souvestre, quoique rétif de parti pris à ces objections, en est si bien pénétré instinctivement, qu’il a employé un art très souple à relever, par un mouvement de passion, l’intérêt qu’il devait présumer attaché suffisamment à chacun des mouvemens de la fortune de son héros. Il y a un cœur de père et deux cœurs d’amans qui nous font retrouver l’homme, ses passions, ses souffrances, au milieu de cette lutte entre deux fabriques, entre deux sacs d’argent inégaux. Si le fabricant n’avait pas d’enfant, ou si Anna n’aimait pas, le sujet resterait tout entier, c’est-à-dire que nous aurions encore la lutte de l’homme contre l’argent ; mais où serait l’intérêt ? La partie inutile de ce livre, selon nous, est donc celle dont M. Souvestre a voulu précisément faire la partie utile, dans le sens qu’il attache à ce mot. Heureusement il a marié fort étroitement ces deux portions ensemble. La réflexion peut les séparer, mais l’émotion passionnée de la lecture se laisse aller à les confondre.

Le caractère du banquier Gaillot est tracé par l’auteur avec fermeté. C’est un de ces hommes d’argent qui sauvent les apparences par l’habileté, et pour lesquels conscience, affections, honneur, rien n’existe, sinon comme matière à spéculation. Ce M. Gaillot, mécontent de la manière dont Élie de Beau-