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Cette liberté des voyages, des camps, des navires, des cabarets, des cours barbares, n’allait plus à la société française, qui changeait de face. Homme d’un autre monde, orgueilleux sans réticence, prétendant au sublime, et bravache de renommée, il ne se gênait pas et s’intitulait le gros Virgile. « Vous avez écrit de jolis vers, lui dit Esprit, son confrère de l’Académie, assis près de lui à la table de Chapelain. — Nargue de votre joli ! s’écria-t-il avec colère, » et il fut près de s’en aller. — « Fermez les portes ! disait-il ailleurs ; qu’on ne laisse entrer personne ; point de valets ! J’ai assez de peine à réciter devant des maîtres. » — Ces rodomontades n’excitaient que la pitié. Sa pension était mal payée ; un goinfre pauvre et vieux a peu d’amis ; les mauvais jours commencèrent pour lui. Il s’avisa d’une spéculation, demanda le brevet d’une fabrique de verre à établir, et l’obtint, car il obtenait tout et ne tirait parti de rien. L’entreprise manqua ; il fit quelques vers heureux sur la transformation du sable en cristal, et n’en retira pas d’autre bénéfice ; les poètes furent jaloux d’un homme qui se conduisait en prince, parlait de ses campagnes, se comparait à Virgile, visait à l’opulence, et n’avait pas le nécessaire. Maynard, dans une jolie épigramme, le nomma gentilhomme de verre :

« Si vous tombez par terre, adieu vos qualités ! »

Tout lui manquait donc à la fois, jeunesse, gloire, fortune. L’instant était venu de penser au grand ouvrage. Saint-Amant se retira dans un petit logement de la rue de Seine, et mit la dernière main à son poème. Dix ou quinze fois, comme il l’assure, il en avait remanié le plan, changé les détails et recomposé l’ensemble. Mais que peut-il produire ? Quoi de sérieux dans sa pensée ? Quelle passion l’animait ? Quels souvenirs peuplaient ce cerveau ? Après avoir tant vécu et si bien vécu, que lui restait-il ? Des images accessoires, l’habileté du mètre, l’amour des ornemens ingénieux, le tour du vers, la facilité descriptive. Sans goût pour la sévérité des anciens, sans profondeur, sans force d’observation, sans expérience des passions nobles ou tendres, il fut, comme les derniers poètes italiens, sérieusement frivole.

Il avait vu le poète Desportes conquérir des bénéfices à la pointe de sa plume érotique ; l’église, dernier refuge des muses souffreteuses, lui parut un port commode ; il espéra s’y reposer enfin. Une abbaye (un contemporain dit un évêché) le séduisit. Le sujet de son grand poème fut donc religieux ; il s’empara de Moïse, le prit au berceau, détailla d’une façon romanesque l’aventure de ce berceau porté par les ondes et recueilli par la princesse égyptienne, orna ce