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noble et meilleur ? Non ; l’intelligence elle-même n’est pas tout. D’ailleurs, selon la moralité et la légalité anciennes, les talens de ce genre étaient choses réprouvées, interdites, déshonorantes : jouer de la lyre était une honte ; danser, c’était abdiquer toute pudeur virile. La vieille morale, impuissante contre les arts, était assez puissante encore pour dégrader les artistes.

Ajoutez à cela cet esprit romain qui matérialisait toute chose. La peinture et la sculpture n’étaient plus ces arts sacrés du temps de Phidias ; le talent du cocher et celui du pantomime étaient bien autrement populaires. La musique même, la passion favorite de Néron qui eut toutes les passions, la musique, cet art si grave et si saint dans la Grèce qui en avait fait un des fondemens de la cité, la musique n’était plus qu’un métier de mendiant. Elle n’accompagnait plus que les tueries de gladiateurs, les soubresauts des funambules, l’orgie des festins ; et, il faut le dire, des arts à la volupté, de la volupté à la corruption, de la corruption au meurtre, le passage était plus prompt que nous ne pouvons le comprendre.

Quant à Néron, sa mère avec cette dignité hautaine que la corruption tempérait, ses deux maîtres avec leur indulgente vertu, le gênèrent quelque temps. Il eut d’abord dans ses jardins un cirque où il conduisait des chars devant un public choisi ; le peuple commença à se presser aux portes et à demander qu’on l’admît. Il eut dans son palais un théâtre de société, où il chantait pour ses amis, et où il faisait assister le grave Burrhus ; le peuple, bon courtisan, fit tapage, ne voulut plus de ses acteurs roturiers et demanda Néron[1] ! Mais croyez-vous que l’empereur sur la scène ne sera plus l’empereur, qu’au moment où il y paraît tremblant devant ses juges, essuyant la sueur de son front, saluant le peuple, accordant sa lyre, son cortége de centurions et de tribuns l’abandonnera ; qu’il n’aura pas un consulaire pour porter sa lyre, un consul pour faire l’annonce du spectacle et réclamer l’indulgence du public en faveur de ce timide débutant ? Si Néron chante, il lui faut un chœur de sénateurs, de consulaires et de matrones ; s’il monte sur la scène, il faut que toute l’aristocratie l’y accompagne. Une école est ouverte où, jeunes et vieux, toute la noblesse vient apprendre l’art des histrions. D’abord Néron a gagé à des prix énormes quelques nobles ruinés ; la peur, l’esprit de cour, la force au besoin, en amèneront assez d’autres[2]. Ne cherchez plus la vieille Rome au temple, au forum et au sénat ;

  1. Ut studia sua publicaret. (Tacite.)
  2. Principe senatuque auctoribus… Qui vim quoque adhibeant. (Tacit., Ann., XIV, 20.)