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ignoble, grossièrement rebâtie après l’incendie de Brennus, allait faire place à une Rome néronienne, toute magnifique de symétrie et de grandeur, et que, dans cet écroulement de quelques saintes masures pleurées des vieillards, mais dont il ne se souciait guère, il avait entendu le dernier craquement d’une ville surannée et d’un palais indigne de lui, son génie d’architecte, de peintre et de poète put bien faire taire tout ce qu’il y avait d’humanité au cœur de Néron. Qu’il ait songé même, comme on dirait aujourd’hui, à faire de Rome une monumentale destruction, pour lui préparer une résurrection monumentale ; qu’au bout de six jours, le feu n’ayant pas achevé son ouvrage, il l’ait fait rallumer par son ami Tigellin pour durer trois jours encore, qu’il ait fait battre à coups de balistes et de catapultes les vieilles murailles qui restaient debout et dont il convoitait l’emplacement pour son palais ; qu’au milieu de ces pensées, du haut de la tour de Mécène, en habit de tragédien, il ait chanté la destruction de Troie ; que, dans son enthousiasme, il se soit écrié que la flamme était belle, en cela non plus je ne vois rien d’inhumain pour un César.

Sur quatorze régions de Rome, trois sont rasées au niveau du sol, sept n’offrent plus que des vestiges d’édifices. Aux yeux de ceux qui, en politique comme en architecture, ont le suprême amour de la ligne droite, rien n’est plus heureux pour un état que d’être bouleversé, et pour une ville que de brûler. L’un et l’autre vont renaître à la règle et au compas. Rome se relève donc, comme par magie, toute belle et toute régulière, avec des rues spacieuses, la hauteur des constructions mesurée, des portiques et des terrasses sur toutes les façades. L’ignorante architecture des Tarquins ne choquera plus par un grossier contraste la classique architecture grecque des empereurs : plus de ces rues tortueuses et sombres du moyen-âge de Rome, de ces étages surplombans, de ces insulæ indécemment pittoresques. Les vieillards pourront bien murmurer que Rome, ainsi ouverte aux ardeurs du soleil, sera moins saine ; les peintres, s’il y avait eu des peintres alors, eussent bien réclamé en faveur des effets de lumière, des contours hardis, des formes originales, que la vieille ville présentait. Mais l’architecture officielle est toujours la même : elle qui, plus tard, jettera à bas les balcons des villes moresques et fera une rue large à Venise, répondait alors par les ineffables beautés de l’angle droit, et Néron, ravi devant son œuvre, prononçait que Rome n’était plus Rome, et que ce nom, trop peu glorieux pour elle, serait changé en celui de Néropolis.