Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/847

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
843
LES CÉSARS.

verte et non saisie, ici prisonnière et torturée, là encore vivante ; ce corps tronqué se remuant toujours, malgré la main de Néron qui le tient ; le palais gardé, les rues investies, la campagne battue par des éclaireurs, Rome sillonnée de patrouilles auxquelles sont toujours mêlés des soldats germains, car on se défie du soldat romain ; Pison libre encore, et qu’on presse d’aller au camp et d’appeler à lui les soldats, d’aller à la tribune et d’appeler le peuple ; Néron tremblant, n’osant envoyer que des conscrits pour arrêter Pison, se tenant renfermé dans la villa de Servilius, forteresse pour lui, prison et lieu de torture pour les accusés : là, une partie de la conjuration enchaînée aux pieds de Néron ; l’autre en armes auprès de lui, faisant la loyale, la fière, la rigoureuse, interrogeant, accusant, menaçant, conduisant au supplice, et néanmoins conspirant toujours ; les complices encore inconnus devenant des bourreaux ; les complices arrêtés, des dénonciateurs. Les passions égoïstes qui s’étaient unies dans ce complot, ont crié : Sauve qui peut ! Natalis dénonce Sénèque, innocent peut-être ; Scevinus dénonce Lucain ; Quinctianus, Sénécion ; Sénécion et Quinctianus, leurs meilleurs amis ; Lucain, sa mère. Un centurion conjuré mène au supplice Lateranus, qui, seul généreux, ne le trahit pas ; un autre conjuré, chargé d’aller tuer Sénèque, consulte Fénius Rujus, conjuré lui-même, qui lui dit d’obéir. Enfin, Néron, interrogeant les coupables, est, sans le savoir, entre deux conjurés : Flavius, centurion, et Fenius Rufus, préfet du prétoire. Flavius a déjà la main sur la garde de son épée pour tuer César ; le poltron Fenius l’arrête : l’empire du monde tint à cela.

Ces conjurés eurent diverses façons de mourir : Pison mourut en flattant César dans son testament, pour conserver son bien à une femme qu’il aimait ; Lucain, en récitant et en corrigeant ses vers ; Sénèque, avec une fermeté un peu théâtrale ; les centurions, avec courage. L’un d’eux, à qui Néron demande pourquoi il a conspiré : « Après toutes tes infamies, dit-il, c’était le meilleur service à te rendre. » D’autres, absous par Néron, se tuèrent. La vengeance dépassa bientôt le cercle de la conspiration. Néron siégeait en conseil entre Tigellin et Poppée, condamnant comme juge quand il y avait une accusation, donnant ses ordres comme empereur quand il n’y en avait pas[1]. Être parent d’un proscrit, l’avoir salué, l’avoir rencontré, était un crime ; les enfans des proscrits étaient chassés de Rome, empoisonnés, tués par la faim, égorgés avec leurs précep-

  1. Non crimine, non accusatore existente, quia speciem judicis induere non poterat, ad vim dominationis conversus. (Tacit., Ann., XV, 69.)