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teurs et leurs esclaves. « Rome était encombrée de funérailles, le Capitole de victimes immolées aux dieux. » Ceux à qui on avait tué un père, un frère, un ami, mettaient des lauriers sur leurs portes, étaient aux genoux de Néron, baisaient sa main clémente. En cette occasion, le sénat le fit dieu.

La philosophie s’était tenue à l’écart. Lateranus, noble jeune homme, l’avait seul représentée. Mais, si en arrière qu’elle fût, elle n’était pas hors de l’atteinte de Néron. Sénèque périt ; le manteau du stoïque fut proscrit ; la philosophie partit en masse pour l’exil[1] : ainsi Cornutus, le maître de Perse, le semi-fabuleux Apollonius ; ainsi Musonius Rufus, un des héros du stoïcisme, presque déifié dans le siècle suivant, et qu’un père de l’église compte parmi les hommes que Satan a persécutés, quoique païens, par haine de leur vertu[2]. Comme on avait accusé les chrétiens de sortiléges, on accusait les philosophes de magie. C’était là le commencement d’une longue lutte entre le stoïcisme et les Césars, qui devint le fait dominant de la génération suivante, jusqu’à ce que le stoïcisme, plusieurs fois exilé, revînt définitivement au pied du trône, et finît par y monter. — La philosophie n’était pourtant pas encore abattue. Thraséa ne paraissant plus au sénat, ne venant plus prêter serment à l’empereur, quittant la curie lorsqu’il s’agissait de déifier Poppée que Néron avait tuée d’un coup de pied, n’ayant jamais fait de sacrifice pour la voix divine de l’empereur, contempteur de toute religion, puisqu’il n’adorait pas César, admirateur et panégyriste de Caton, Thraséa était en perpétuelle protestation contre le pouvoir. — Des sectateurs, des satellites, disait-on, imitaient sa démarche grave, son visage sévère, la hauteur de ses paroles ; la vertu était décidément en révolte. Enfin, disait-on à Néron, c’était un parti, une faction, ç’allait être une guerre. — Néron même ne se décida qu’avec crainte à faire accuser Thraséa. Ce jour-là, l’élite des délateurs, à qui l’espérance d’une belle proie faisait braver le danger, s’était donné rendez-vous. Le sénat était entouré d’hommes armés ; des soldats en toge, mais qui ne cachaient pas leurs armes, menaçaient les sénateurs sur le Forum. Néron n’osa pas venir et fit lire une harangue en son nom. Le langage des accusateurs fut menaçant même pour les juges ; en un mot, « ce ne fut pas cette tristesse, facile à reconnaître, que la fréquence de pareilles luttes avait rendue habituelle : ce fut, dans cette assemblée, une terreur nouvelle et plus profonde. »

  1. Velut in agmen et numerum. (Tacit., XV, 71.)
  2. S. Justin, Apolog., I.