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M. Decoster partit pour l’Angleterre en 1834, déjà recommandable, à cette époque, par de nombreux travaux en mécanique et par d’ingénieuses inventions. Il portait avec lui cette peigneuse, de l’invention de M. de Girard, mais qu’il avait, lui, perfectionnée et qu’il devait perfectionner encore. Le but avoué de son voyage était de trouver, de l’autre côté du détroit, l’emploi de cette machine, qui n’avait guère jusque-là son application en France ; mais, dans le fond, il nourrissait une autre pensée, celle d’enlever aux Anglais, en échange de la peigneuse, le système entier de leurs mécaniques. Parti sous les auspices d’un riche négociant anglais, il visita d’abord les principaux centres de la manufacture ; puis il alla se fixer à Leeds, Leeds le centre par excellence, tant de la construction des machines que de la filature du lin. C’est là que, par un privilége spécial, M. Decoster se vit admis en peu de temps, non-seulement à visiter, mais même à fréquenter assiduement la plupart des ateliers de construction et les principales filatures : la peigneuse qu’il portait avec lui, et dont on apprécia le mérite, fut le talisman qui lui ouvrit toutes les portes. Grace à cette ingénieuse machine, il pénétra partout ; avantage inappréciable, que nul autre, ni avant ni depuis, n’a obtenu au même degré, et dont il sut tirer un merveilleux parti.

Dès-lors il s’appliqua à étudier, à comparer et à juger tous ces appareils ingénieux avec leurs modifications et leurs combinaisons diverses, tantôt dans les ateliers de construction où ils se confectionnaient, tantôt dans les manufactures où ils fonctionnaient, et sous les yeux même des fabricans. Durant un séjour de dix-huit mois, il n’eut pas d’autre pensée ni d’autre but, et il le poursuivit avec une persévérance infatigable. Si l’espace ne nous manquait, nous raconterions les curieux détails de cette longue exploration, et nous le ferions avec d’autant plus de plaisir qu’on y verrait l’exemple trop rare d’un beau dévouement à une pensée féconde ; mais nous sommes contraint de nous borner. Au surplus, les travaux de M. Decoster ne se sont point arrêtés là, et l’on jugera bientôt de leur valeur par les résultats qu’ils ont produits. Contentons-nous de dire ici que, malgré les obstacles que lui opposait encore la susceptibilité inquiète des fabricans, il parvint, grace à une attention soutenue et à une recherche ardente, à pénétrer jusqu’au dernier tous les mystères de la fabrication anglaise.

De retour en France à la fin de 1835, il songea aussitôt à mettre à profit les études qu’il avait faites. Alors un premier atelier de construction se forma dans l’enceinte même de Paris. On peut dire que, dès cette époque, la France entrait vraiment en possession de l’industrie nouvelle. Tous les secrets en étaient connus. Son établissement définitif n’était plus qu’une question de temps. Cependant il restait encore de grandes difficultés à vaincre. Que de pièces qu’on ne savait pas confectionner en France, parce que les outils manquaient ! Et quel moyen de pourvoir à tout au milieu du travail d’une première formation ? Les ouvriers même n’étaient pas encore formés ; car, bien qu’on se trompe assurément en donnant sans cesse le pas aux ouvriers anglais sur les nôtres, et qu’il ne manque à ceux-ci que d’être bien dirigés pour surpasser,