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POÈTES ET ROMANCIER DU NORD.

sylphes qui venaient murmurer à son oreille des chants mystérieux, car c’est là le privilége et la gloire du poète. Souvent sa vie extérieure ressemble à l’eau paisible d’un lac dont nul vent ne ride la surface, et ce lac cache dans son onde les plantes vivaces qui ne germent pas sur la terre, les nénuphars aux corolles sans taches et les branches de corail étincelant ; souvent, à voir passer le poète, on le prendrait pour un homme de la foule, et l’on ne sait pas qu’il a, comme Aladdin, la lampe merveilleuse qui évoque les esprits, et qu’il peut, comme Hoffmann, faire mouvoir devant lui toutes les créations de sa pensée[1].

Mais ce qui nous plaît surtout dans les œuvres de Runeberg, c’est leur vérité locale, c’est leur couleur toute septentrionale et toute finlandaise. Autrefois, quand nous en étions encore à chercher en poésie, des thèmes classiques, et à nous imposer des figures de convention, Runeberg eût peut-être voulu donner aux paysages qu’il décrit une teinte rosée, et aux personnages qu’il met en scène une physionomie grecque ; au temps des pastorales, il eût peut-être habillé les rustiques habitans de la métairie en bergers coquets, et donné aux jeunes filles des chapeaux de fleurs et des devises prétentieuses. Grace à Dieu, ce temps-là est passé ; chaque nation a été affranchie de cette soumission aveugle à des règles factices ; chaque contrée a pu, comme au sortir d’une mascarade, quitter ces vêtemens d’emprunt et reparaître sur la scène du monde avec sa véritable physionomie ; chaque poète a obtenu le droit de s’abandonner à son inspiration, et de composer un drame ou une épopée, sans se servir des machines étiquetées par le père Bouhours ou de la friperie cousue par Le Batteux.

Le premier ouvrage qui attira l’attention sur Runeberg fut une histoire dramatique intitulée : la Tombe de Perrho, l’histoire de six jeunes frères, six enfans de la Finlande, qui s’en vont héroïquement attaquer une troupe de brigands. Cinq d’entre eux succombent ; leur vieux père s’avance sur le champ de bataille, regarde ses fils bien aimés étendus sur le sol, verse une larme amère ; puis tout à coup une pensée plus douloureuse encore que sa pensée de deuil lui traverse l’esprit. Il a regardé les morts et les blessés, et n’a pas reconnu

  1. On sait que Hoffmann avait lui-même dessiné, découpé et collé sur des feuilles de carton les principaux personnages de ses romans. Une de ses grandes joies était de s’enfermer parfois chez lui, de tirer mystérieusement de l’armoire toutes ces images fantastiques, de les mêler ensemble, de les grouper, et de s’oublier de longues heures devant ces muets symboles de sa pensée.