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GABRIEL.

ASTOLPHE.

Moi, je ne hais personne, je vous le déclare. Le ciel vous a fait riche et raisonnable ; il m’a fait pauvre et prodigue ; il s’est montré trop partial peut-être. Il eût mieux fait de donner au sang des Octave un peu de l’économie et de la prudence des Jules, au sang des Jules un peu de l’insouciance et de la gaieté des Octave. Mais enfin, si vous êtes, comme vous le paraissez, mélancolique et orgueilleux, j’aime encore mieux mon enjouement et ma bonhomie que votre ennui et vos richesses. Vous voyez que je n’ai pas sujet de vous haïr, car je n’ai pas sujet de vous envier.

GABRIEL.

Écoutez, Astolphe, vous vous trompez sur mon compte. Je suis mélancolique par nature, il est vrai, mais je ne suis point orgueilleux. Si j’avais eu des dispositions à l’être, l’exemple de mes parens m’en aurait guéri. Je vous ai semblé un peu philosophe ; je le suis assez pour haïr et renier cette chimère qui met l’isolement, la haine et le malheur à la place de l’union, des sympathies et du bonheur domestique.

ASTOLPHE.

C’est bien parler. À ce compte, j’accepte votre amitié. Mais ne vous ferez-vous pas un mauvais parti avec le vieux prince, mon grand-oncle, si vous me fréquentez ?

GABRIEL.

Très certainement, cela arrivera.

ASTOLPHE.

En ce cas, restons-en là, croyez-moi. Je vous remercie de vos bonnes intentions ; comptez que vous aurez en moi un parent plein d’estime, toujours disposé à vous rendre service, et désireux d’en trouver l’occasion ; mais ne troublez pas votre vie par une amitié romanesque où tout le profit et la joie seraient de mon côté, où toutes les luttes et tous les chagrins retomberaient sur vous. Je ne le veux pas.

GABRIEL.

Et moi ! je le veux, Astolphe ; écoutez-moi. Il y a huit jours, j’étais encore un enfant ; élevé au fond d’un vieux manoir avec un gouverneur, une bibliothèque, des faucons et des chiens, je ne savais rien de l’histoire de notre famille et des haines qui ont divisé nos pères ; j’ignorais jusqu’à votre nom, jusqu’à votre existence ; on m’avait élevé ainsi, pour m’empêcher, je suppose, d’avoir une idée ou un sentiment à moi, et l’on crut m’inoculer tout à coup la haine et l’orgueil héréditaire, en m’apprenant, dans une grave conférence,