Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/436

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
432
REVUE DES DEUX MONDES.

leur silence prolongé n’est-il pas regrettable ! De leur part, la mesure et la sobriété ne peuvent pas dégénérer en gaspillage et en abandon ; M. de Vigny, M. Mérimée, par exemple, ne suivront jamais les traces de M. de Balzac. Tout cela déroute singulièrement la critique, qui a toujours devant elle les mêmes lutteurs, et qui se dégoûte vite des combats de carrefour qu’il lui faut soutenir, sans profit pour l’art, sans presque de curiosité pour le public. Les réimpressions ne suffisent pas. Sans doute, nous avons relu avec plaisir le dernier volume des œuvres de M. de Vigny, qui vient de paraître ; mais tout le monde sait la Maréchale d’Ancre ou Chatterton, comme tout le monde voudrait savoir la Seconde consultation du Docteur Noir. Je n’ignore pas que les diables bleus ne sauraient lutter de vitesse avec l’industrie de certains écrivains, et que les héros de M. de Vigny, Gilbert, André Chénier, seraient fort désorientés dans la société des gens de lettres. Faut-il néanmoins abandonner la cause de la poésie à cette fécondité malheureuse qui fait mieux sentir encore la stérilité littéraire, et que la crise de la librairie contribue d’ailleurs à mettre dans tout son jour ? Nous mentionnerons donc à peine aujourd’hui quelques ouvrages d’imagination pour passer vite aux livres sérieux, aux travaux d’érudition.


Léonore de Biran, par Mme de Cubières[1]. — Il est, dit Mme de Cubières, des êtres auxquels le ciel a tout donné hormis le pouvoir d’être heureux ; mais, s’il leur refuse le bonheur, il leur accorde en revanche la fermeté qui supporte les maux et l’intrépidité qui les défie. Pour de pareilles ames, la douleur a des profondeurs inconnues, le courage des ressources ignorées. — C’est à la peinture sans recherche, sans prétention, mais très délicate à la fois et très ferme, d’un grand dévouement et d’un difficile sacrifice de cœur, qu’est consacré le roman de Mme de Cubières. Un jeune homme ardent, forcé par des circonstances impérieuses et invincibles d’épouser la sœur de la femme qu’il aime, et de comprimer avec de continuelles anxiétés et d’involontaires crispations un sentiment qui troublerait le bonheur de la créature bonne et naïve qu’il a associée à son sort ; la résignation exaltée de Léonore, qui réclame pour elle seule les refoulemens et les tristesses d’un cœur brisé, ce caractère noble et attachant qui s’use lentement dans une lutte sans issue ; d’autres personnages secondaires, Mme Darbel, ame tranquille devant qui tout ce drame simple et déchirant se passe sans qu’elle le devine, parce qu’elle suppose partout le bonheur là où elle ne voit pas la souffrance ; la douce et blonde tête de Mathilde qui est la cause involontaire et ignorante de tous ces malheurs ; l’amiral de Saint Amant, qui chérit Léonore d’un pur amour de vieillard touchant et aimable, et qui met au service de l’innocence malheureuse de la jeunesse l’expérience sévère de son grand âge ; toutes ces figures tracées par Mme Cubières avec un talent souple, fin et varié, sont mises en œuvre dans une action touchante, qui est dramatique sans viser nullement au fracas, aux péripéties, aux dénouemens

  1. vol., in-8o, 1839, chez Magen, quai des Augustins.