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la noble épouse du souverain aimé des dieux s’est acquis par de longues années d’un gouvernement sage. Ainsi donc, puisque maintenant reconnue, tu viens de nouveau t’emparer de ton antique rang de reine et de maîtresse, saisis les rênes dès long-temps relâchées ; gouverne maintenant, prends possession du trésor et de nous. Mais avant tout, protège-moi, moi la plus vieille, contre ce troupeau de filles qui, près du cygne de ta beauté, ne sont guère que des oies mal empennées et babillardes.


Le chœur des Troyennes repousse et maudit la Laideur ; la querelle s’anime. On se rappelle, à propos de cette scène, le naturel souvent brutal de la poésie antique, et les rudes paroles qu’échangent entre eux les héros de la tragédie grecque et des poèmes d’Homère.


La Choryphée. — Que la laideur se montre laide auprès de la beauté !

Phorkyas. — Que la sottise paraît sotte auprès de la raison !

Première Chorétide. — Parle-nous de l’Érèbe ton père, parle-nous de ta mère la Nuit.

Phorkyas. — Et toi, parle de Scylla, ton cousin-germain.

Deuxième Chorétide. — Les monstres peuplent ton arbre généalogique.

Phorkyas. — À l’Orcus ! va chercher là ta parenté.

Troisième Chorétide. — Ceux qui l’habitent sont tous trop jeunes pour toi.

Phorkyas. — Va faire la galante auprès du vieux Tirésias.

Quatrième Chorétide. — La nourrice d’Orion est ta petite-nièce.

Phorkyas. — Les Harpies, je suppose, t’ont élevée dans la souillure.

Cinquième Chorétide. — Avec quoi nourris-tu cette maigreur si bien entretenue ?

Phorkyas. — À coup sûr, ce n’est pas avec la chair que tu convoites tant.

Sixième Chorétide. — Toi, tu ne peux être avide que de cadavres, cadavre repoussant toi-même.

Phorkyas. — Des dents de vampire brillent dans ta bouche arrogante.

La Choryphée. — Je fermerai ta bouche si je dis qui tu es.

Phorkyas. — Nomme-toi la première, et il n’y aura plus d’énigme.

Hélène. — Je m’avance entre vous sans colère, mais avec affliction, et vous interdis la violence d’un pareil débat. Rien n’est plus fatal au souverain que la colère, alimentée en secret, de ses fidèles serviteurs ; l’écho de ses ordres ne lui revient plus alors harmonieusement dans l’action accomplie avec rapidité ; bien des voix rebelles grondent autour de lui, qui, éperdu, réprimande en vain. Il y a plus encore. Dans votre colère effrénée, vous avez évoqué des images funestes qui m’environnent tellement, qu’il me semble, au milieu des plaines vertes de ma patrie, que je suis entraînée vers l’Orcus. Est-ce un souvenir ? Était-ce une illusion ? Étais-je tout cela, le suis-je, le serai-je un jour, le rêve et le fantôme de ces destructeurs de villes ? Les jeunes filles tressaillent ; mais toi, la plus vieille de toutes, que ton sang-froid n’a pas abandonnée, réponds, et que tes discours soient intelligibles.