Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/481

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
477
GOETHE.

Phorkyas. — À celui qui se souvient du bonheur varié dont il a joui pendant de longues années, celui-là la faveur des dieux semble un songe ; mais toi, favorisée sans mesure, tu n’as trouvé dans le cours de ta vie que des amans poussés par le désir aux plus téméraires entreprises. Déjà Thésée, en son ardeur avide, te convoita de bonne heure, Thésée puissant comme Hercule, un noble et beau jeune homme !

Hélène. — Il m’enleva moi, biche svelte de dix ans, et le bourg d’Aphidné dans l’Attique me reçut.

Phorkyas. — Délivrée bientôt par Castor et Pollux, tu devins la conquête du couple héroïque.

Hélène. — Cependant ma faveur secrète, je l’avoue volontiers, Patrocle, image de Pelée, sut entre tous se la concilier.

Phorkyas. — Mais la volonté de ton père t’unit à Ménélas, à la fois navigateur hardi et gardien du foyer domestique.

Hélène. — Il lui confia sa fille, il lui confia l’administration de son royaume ; le rejeton de cet hyménée fut Hermione.

Phorkyas. — Mais tandis que ton époux allait au loin conquérir vaillamment l’héritage de Crète, un hôte t’apparut dans ta solitude, un hôte trop doué de beauté !

Hélène. — Pourquoi me rappeler un temps de demi-veuvage, les maux affreux qui en sont résultés pour moi ?

Phorkyas. — À moi aussi, née fille de Crète, cette entreprise me valut la captivité et de longs jours de servitude.

Hélène. — Il t’a sans doute en même temps instituée ici ménagère, te confiant beaucoup : le bourg et le trésor vaillamment conquis.

Phorkyas. — Que tu abandonnais, tournée vers les murailles d’Ilion, tournée vers les joies inépuisées de l’amour…

Hélène. — Ne me rappelle pas ces joies : l’immensité d’une souffrance atroce inonda ma poitrine et mon front.

Phorkyas. — Mais on dit que tu apparus alors, et qu’on te vit à la fois, double fantôme, dans Ilion et en Égypte.

Hélène. — N’augmente pas le trouble de mes sens désolés ; moi-même, qui je suis, je l’ignore.

Phorkyas. — Ensuite on dit qu’échappé à l’empire des ombres, il vint, contre toutes les lois de la destinée, s’unir à toi avec ardeur.

Hélène. — Moi, idole, je m’unis à lui, idole aussi ; c’était un songe, ces paroles en conviennent ; je m’évanouis, et deviens une idole pour moi-même[1].

(Elle tombe dans les bras du chœur.)
  1. Idole, ombre, idée, dans le sens antique. — Selon Pausanias, Achille céda, lui aussi, à la fascination irrésistible d’Hélène, qui l’aima comme l’idéal de la beauté virile, et se livra plus tard à Patrocle en souvenir du héros. Cependant c’était la destinée fatale des amans de la fille du cygne de la perdre bientôt : Achille dut y soumettre ; mais on raconte qu’étant mort, une nuit n’y tenant plus, il s’échappa