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quelque monade puissante et grossière en même temps, qui vous subordonne à elle. Le danger a au fond quelque chose de sérieux, et, pour ma part, toutes les fois que je me trouve sur la voie de la simple contemplation de la nature, je ne puis me défendre d’une certaine épouvante qu’il me cause[1].

« Qu’il y ait un coup d’œil général historique, qu’il y ait aussi parmi les monades des natures supérieures à nous, cela est incontestable. L’intention d’une monade du monde (Weltmonade) peut tirer et tire du sein ténébreux de son souvenir des choses qui semblent des prophéties, et qui, au fond, ne sont que la vague réminiscence d’un état révolu, la mémoire ; par exemple, le génie humain a découvert les lois qui régissent l’univers, non par une recherche aride, mais par l’éclair du souvenir plongeant dans les ténèbres du passé, attendu qu’il était présent, lui aussi, lorsque ces lois furent élaborées. Il serait insensé de prétendre assigner un but à ces éclairs qui traversent le souvenir des esprits supérieurs, ou déterminer le degré où doit s’arrêter cette révélation. Ainsi, dans l’univers comme dans l’histoire, je suis loin de penser que la durée de la personnalité d’une monade soit inadmissible.

« En ce qui nous regarde particulièrement, il semble presque que les divers états antérieurs que nous avons pu traverser dans cette planète soient trop indifférens ou trop médiocres pour renfermer beaucoup de choses dignes, aux yeux de la nature, d’un second souvenir. Notre état actuel lui-même ne saurait se passer d’un grand

  1. Cette idée d’une force brutale en attirant une autre dans son cercle et se la soumettant par violence, a plus d’une fois préoccupé Goethe dans sa vaste carrière. C’est au point que ceux de ses amis qui ont pénétré le plus à fond dans les mystères de sa nature, ont cherché souvent dans cette idée la cause de certaines antipathies bizarres dont il ne pouvait se défendre. Il faut en toute chose que l’humanité trouve son compte. Le génie a ses faiblesses, la philosophie ses superstitions : comment expliquer autrement cette aversion insurmontable que l’auteur de Faust avait pour quelques animaux, pour les chiens, par exemple ? On raconte qu’un jour, pendant qu’il exposait son système des monades dont il est question ici, un chien aboya dans la rue à plusieurs reprises, et que Goethe, se dirigeant brusquement vers la fenêtre, lui cria d’une voix de tonnerre : « Oui, va, hurle à ton aise ; tu auras beau faire ; larve, ce n’est pas toi qui m’attraperas. » Nous ne garantissons pas l’authenticité de cette histoire ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que les chiens lui inspiraient une invincible répugnance, et qu’il évitait avec soin leur rencontre. N’oublions pas qu’il a fait de l’animal réprouvé dont le diable emprunte l’apparence pour s’introduire dans le laboratoire de Faust, un barbet noir (Einen schwarzen Pudel), sans doute par esprit de haine contre l’espèce.