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croyans était faible en présence de ces dynasties guerrières qui s’élevaient sur l’écroulement du kalifat. Une lettre menaçante de Mahmoud força le kalife Kader-Billah à congédier le poète. Celui-ci, chassé de pays en pays par la haine de Mahmoud, au lieu de s’humilier, s’apprêtait à composer un livre où il voulait éterniser l’injustice du sultan. Le vieux lion, traqué sans merci, allait se retourner et mordre le chasseur, avant de succomber. Un ami prudent lui persuada de n’en rien faire, et s’interposa entre lui et le sultan pour amener une réconciliation. Mahmoud reconnut ses torts, et envoya au poète les pièces d’or jadis promises, et qu’il n’était pas destiné à recevoir. Au moment où les chameaux chargés d’or arrivaient à une des portes de la ville de Thous, patrie de Firdousi, où il s’était hâté de revenir, le convoi funèbre du grand homme, toujours malheureux, sortait par la porte opposée. Réparation tardive et vaine, qui rappelle les couronnes triomphales déposées sur le cercueil du Tasse.

La noblesse de sentimens dont Firdousi fit preuve lorsqu’il distribua à ceux qui l’entouraient une récompense indigne de lui, avait passé à sa fille, car elle ne daigna pas accepter cet or qui avait causé le malheur de son père ; elle refusa en disant : « Ce que j’ai suffit à mes besoins, et je ne désire point les richesses. » Alors une sœur du poète se rappela qu’il avait désiré, depuis son enfance, bâtir en pierre la digue de Thous, et le vœu de toute sa vie fut du moins accompli.

La destinée de l’Homère persan ne manque donc point d’intérêt et d’une sorte de poésie mélancolique ; elle a droit de prendre place à côté de celle de Dante, de Camoëns, de Torquato, ses émules en malheur et en génie.

Jusqu’ici j’ai suivi pas à pas le savant traducteur de Firdousi. Tout ce qui précède est tiré de la préface de M. Mohl, dans laquelle on trouve à la fois un modèle de critique historique et littéraire, et une excellente biographie.

Maintenant que, grace à cette préface, et grace à la traduction de M. Mohl, complétée par l’abrégé de Gœrres, j’ai pu faire connaître au lecteur la vie du poète et la matière du poème, je vais terminer cette étude par un petit nombre de considérations sur le caractère de l’œuvre de Firdousi, sur les rapports qui la rapprochent et les différences qui la séparent de quelques autres grands monumens du génie épique chez différens peuples ; car, en même temps que Firdousi fut l’écho fidèle de la tradition persane, il fut aussi l’artiste puissant qui sut imprimer à cette tradition le sceau de son propre