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Dans ces temps-là, païens et chrétiens différaient peu. Les rois normands, et Frédéric à leur exemple, avaient un sérail et se faisaient servir par des Mamelucks[1]. De plus, nombre d’aventuriers chrétiens s’étaient mêlés aux Sarrasins, et ces Africains, établis depuis des siècles en Sicile, s’étaient en quelque sorte confondus avec la population indigène. Ne nous étonnons donc pas si aujourd’hui les païens de Nocera ont une tournure des plus orthodoxes, et sont aussi parfaitement Italiens que les habitans de Grenade et de Malaga sont Espagnols.

Qui le croirait ? ce furent ces Sarrasins de Luceria et de Nocera qui seuls restèrent fidèles aux princes de la maison de Souabe, quand tout le reste du royaume les abandonnait, et qui placèrent en quelque sorte la couronne sur le front de Manfred fugitif.

Cet héroïque Manfred, se présentant seul devant les remparts de Luceria, nous rappelle Napoléon sous les murs de Grenoble ; mais Napoléon avait une armée, et Manfred était seul.

Un grand nombre de soldats sarrasins garnissaient les créneaux, et les machicoulis. Leur dévouement était douteux ; Marchisio, l’ennemi personnel de Manfred, les commandait. Un seul de ces Africains n’a qu’à bander son arc, et il est maître de la vie du proscrit.

— Voici votre seigneur ! leur crie Manfred en arabe ; confiant dans votre loyauté, il vient se mettre entre vos mains, ouvrez-lui vos portes !

Les Sarrasins ont reconnu sa voix ; ils le saluent avec enthousiasme.

— Entrez ! entrez ! s’écrient-ils, avant que Marchisio sache votre arrivée, et nous répondons de votre vie !

Mais Marchisio, qui habite le palais, a les clés de la ville ; on ne peut ouvrir sans son ordre. Manfred, que le moindre retard peut perdre, se couche à terre, et veut se glisser dans la place par un égout qui passe sous le mur.

— C’est par la porte que notre prince doit entrer ! s’écrient les soldats arabes. Et ils enfoncent les portes à coups de hache ; puis, enlevant Manfred dans leurs bras, il l’entraînent vers le palais en poussant des cris de joie. Marchisio, que ces cris réveillent, fait monter à cheval ses hommes d’armes, et, se mettant à leur tête, descend dans la ville, bien décidé à combattre les séditieux. Il aperçoit Manfred au milieu d’eux, et reste pétrifié.

— À genoux ! à genoux devant le fils de votre empereur ! s’écrient le peuple et les soldats de Manfred ; à genoux ! répètent ses propres gardes. Et Marchisio descend de cheval, et se jette à terre aux pieds du proscrit.

Quelques semaines s’étaient à peine écoulées, et Manfred avait, à l’aide de ses fidèles Sarrasins, reconquis le royaume de son père[2].

La route de Nocera à la Cava longe de hautes montagnes couvertes d’une

  1. Villani, Ist., lib. VI, cap. I, pag. 155. — Voir le portrait que cet historien nous a laissé de Frédéric, portrait qui doit être ressemblant, car il est d’une singulière crudité.
  2. Nicolaï de Jamsilla, Histor.