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sent en liberté dans ces plaines. Si les arbres étaient moins rares et les eaux plus abondantes, on pourrait se croire dans les marais Pontins. Cependant la végétation est loin d’être tout-à-fait nulle, et la route contourne, par places, des petits bois de liéges et de chênes verts. Tout à coup, au milieu de ces solitudes et au détour de l’un de ces bois, nous aperçûmes des hommes à cheval armés de longs fusils ; cinq à six piétons également armés les suivaient, et tous semblaient se diriger vers nous. Cette rencontre dans ce désert n’était rien moins que rassurante. Quelques minutes auparavant, le postillon venait de nous montrer la place où avaient été assassinés, il y a dix ou douze ans, ces deux jeunes époux anglais qui, comme nous, se rendaient à Pœstum. Les yeux attachés sur ce groupe armé, notre postillon, qui n’était pas brave, ralentissait le pas des chevaux, et paraissait se consulter, ne sachant sans doute s’il devait passer outre ou faire volte-face ; lorsque nous vîmes une autre bande plus nombreuse encore se montrer à l’angle du bois et s’avancer rapidement vers nous comme la première. À cette vue, le visage de notre postillon s’éclaircit, il se dressa sur son siége, comme le cocher d’un char antique, et, faisant claquer son fouet, il poussa ses chevaux de toute leur vitesse, comme s’il eût voulu charger ces bandes suspectes. Parmi tous ces gens armés, notre homme avait reconnu des habits d’uniforme, et ses craintes s’étaient dissipées. Ces vingt et quelques hommes n’étaient que l’avant-garde d’une petite armée que nous rencontrâmes au-delà du bois. Cette troupe, composée de la milice de Laurino, d’Altavilla et d’Eboli, et de quelques carabiniers à pied et à cheval, escortait trois lourdes charrettes traînées par des bœufs et soigneusement enveloppées de grands paillassons. Que pouvaient contenir ces charrettes si bien escortées ? J’interrogeai notre postillon : « Eccellenza ! me dit-il avec une singulière expression de convoitise, vous voyez bien, c’est de l’argent ! — De l’argent ? Et d’où vient cet argent ? — C’est l’impôt de la Basilicate ; tout cela va à Naples. — Et sous bonne escorte : on dirait un convoi en pays ennemi. — C’est que, voyez-vous, il y a tant d’argent ! — Et là-bas, dans ces montagnes, si peu d’honnêtes gens. — Soyez sûr, reprit-il avec une expression de mystère des plus comiques, et en me montrant les gens de l’escorte, soyez sûr qu’il n’y en a guère plus parmi tous ces chapeaux pointus, et s’ils ne se faisaient pas peur l’un à l’autre, s’ils osaient, ils feraient comme le chien de Cucciniello, et au lieu de porter à leur cou, dans un panier, le déjeuner de leur maître, ils laisseraient là le panier et mangeraient le déjeuner. En vérité, il n’y a d’honnêtes, dans le pays, que les gens de Salerne et les forestieri !

À la Scaffa, on traverse le Sele (ancien Silarus) sur un mauvais bac qu’on paie fort cher. C’est une rivière qui rappelle le Tibre à Rome ; elle est boueuse et encaissée comme ce fleuve ; un troupeau de buffles dont on ne voyait que les narines fumantes et les yeux farouches à travers une forêt de ces grands roseaux de vingt pieds de hauteur, comme il en croît, en Italie, dans la vase au bord des eaux, donnait au morne paysage que présentent les rives une sorte d’ani-