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profil du temple de Cérès se dessine sur le second plan, et derrière ces édifices et entre leurs colonnes massives brille la mer comme un ruban d’un bleu vif bordé par la riche frange des montagnes violettes de Salerne et d’Amalfi ; l’île de Caprée, noyée dans une vapeur empourprée, forme le dernier plan de ce sublime paysage que termine la mer immense.

Abrité du soleil par le mur de la ville, je terminais une rapide esquisse de ce tableau ; et, retournant dans le passé, je me représentais les tribus des Pélasges débarquant sur ces rivages que l’oracle de Dodone leur avait indiqués sous le nom de terre de Saturne ; je les voyais construisant des villes, bâtissant des temples… quand tout à coup je fus rappelé dans le présent par la voix du custode que tout à l’heure j’avais éconduit avec les mendians ses confrères. Armé d’un long fusil, l’imbécile venait me sommer, de par son excellence le directeur de l’académie de Naples, de respecter les antiquités de sa majesté. Ce manque de respect dont j’étais accusé me semblait un délit si extraordinaire, que je me refusai à croire M. le directeur de l’académie de Naples coupable de l’avoir imaginé. J’envoyai donc promener mon homme et son fusil, et je continuai. Mais au bout d’une demi-heure il revint, escorté de paysans armés tant bien que mal de fourches, de pioches et de bâtons, et, renouvelant sa sommation, il étala devant moi une grosse liasse de permissions bien et dûment signées du directeur de l’académie de Naples. Il n’était que trop vrai, ces permissions accordées à tels et tels touristes anglais, russes ou français, autorisaient ces messieurs à dessiner les monumens de Pœstum. Mon esquisse était terminée ; et cependant, se voir traqué comme une bête fauve sur le sol classique des arts, parce qu’un manant vous a pris en flagrant délit de dessin, me semblait une situation si comique, que j’eus un moment l’idée de la faire durer et de me poser en don Quichotte des arts. La vue du plus petit pistolet de poche eût suffi pour mettre en fuite ces importuns ; néanmoins je résistai à la tentation ; une fois maître du terrain, qu’aurais-je fait de ma victoire ? Je me contentai donc de donner un dernier coup de pinceau, puis je pliai bagage et je me dirigeai vers le portique du temple de Neptune, toujours suivi par le custode et sa petite armée, qui m’observaient à distance. Arrivé dans le temple, j’y trouvai un troupeau de porcs noirs qui s’abritaient à l’ombre, et dont le grouin fouillait scrupuleusement les interstices des pierres de la plinthe qu’ils battaient en brèche, en arrachant les racines des plantes qui s’y étaient glissées. Les porcs ne manquaient sans doute pas de respect pour les antiquités de sa majesté en les dégradant, car le custode les laissait faire. Je fus moins patient, je les chassai à grands coups de canne, au grand étonnement de mes observateurs, et je me dirigeai vers la mer et le petit port de l’Agropoli.

Que conclure de cette aventure que le lecteur me pardonnera de lui avoir si minutieusement racontée ? Qu’il y a de par le monde un directeur d’académie qui s’est imaginé qu’on pouvait dégrader un édifice en le dessinant ; qu’enfin il en était sur cette terre artistique de l’Italie de la faculté de dessiner un monument placé sur une route, en rase campagne, comme d’un droit de chasse qu’on peut interdire à volonté. On croit aimer les arts à Naples, on se fait