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cet encouragement donné par le chef de l’état, la filature mécanique devint en France l’objet d’une préoccupation générale. De ce côté se tournèrent tous les esprits ardens et spéculatifs. On s’ingénia, on inventa, on combina. De toutes parts, des ateliers se formèrent où l’on multiplia les essais. Il est fâcheux de dire que ce mouvement généreux entraîna la ruine de bien des fortunes, et que le million offert par Napoléon en fit dévorer plusieurs ; mais au moins ce ne fut pas sans quelques fruits, car, dès cette époque, les principes furent posés, et l’on trouva la plupart des idées-mères d’où la filature mécanique devait sortir un jour.

Il y avait alors en France un homme d’un grand mérite, dont le nom doit rester attaché au souvenir de cette rénovation industrielle, parce qu’il en a été dans l’origine l’un des agens les plus actifs. C’est M. de Girard, ingénieur français, actuellement ingénieur des mines en Pologne. Des premiers, M. de Girard se lança avec ardeur dans la carrière ouverte par Napoléon : il y porta, avec un grand fonds de connaissances acquises, un esprit pénétrant, inventif, une imagination vive et féconde, et dans ce champ, où l’on marchait encore au hasard, il sut tracer plus d’un sillon lumineux. La plupart des machines actuellement en usage en Angleterre ne sont que la réalisation des idées de cet homme éminent.

Nul doute que, dès ce temps-là, presque tous les problèmes proposés n’aient été bien ou mal résolus. On était parvenu à substituer le travail des machines au travail de l’homme. La filature mécanique était donc organisée, constituée ; elle pouvait s’asseoir et accomplir son œuvre. Mais il ne suffisait pas de produire du fil par des machines, il fallait arriver à ce point de soutenir dans les établissemens manufacturiers la redoutable concurrence des fileurs à la main, et là était l’écueil des inventeurs. Nous avons vu, en effet, que cette industrie du filage n’était guère exercée par les ouvriers des villes ; elle était répandue dans les campagnes, où la main d’œuvre est en général à si bas prix. C’était l’industrie des chaumières, et elle y était surtout le partage des femmes qui n’y consacraient même en général que les momens de loisir laissés par les travaux des champs. Aussi la main d’œuvre entrait-elle pour bien peu de chose dans la valeur des produits. En France, par exemple, dans les provinces les plus riches, le salaire des fileuses ne s’élevait guère à plus de 7 ou 8 sous par jour, en comptant la journée pleine. Ailleurs, il se réduisait à la moitié de cette somme, et quelquefois les fileuses, ne s’adonnant à cette occupation que dans les momens perdus, ne comptaient pas même sur une rétribution. Si l’on ajoute à cela que la matière première était à leurs pieds, et que leurs frais de transport étaient nuls, on comprendra combien il était difficile que la mécanique luttât dès son début contre de tels concurrens.

Néanmoins, quelques établissemens se formèrent où les machines inventées entrèrent en fonction ; et, après 1815, le commerce et l’industrie s’étant ranimés sous l’influence de la paix, ces établissemens se multiplièrent à l’envi. Nous ne dirons pas que le nombre en ait jamais été bien grand, car malheureusement la durée de leur existence n’était pas longue ; mais ils se succédaient