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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

ment des moyens ; car quelle apparence de pouvoir suivre un progrès dans des établissemens qui se renouvellent sans cesse, et qui ne naissent que pour mourir ? Cependant, à partir de 1824, il y a eu en France des filatures qui, tant bien que mal, ont subsisté. Elles sont même parvenues, après 1830, à réaliser de raisonnables bénéfices, et ne sont mortes que lorsque, plus tard, l’importation anglaise est venue les écraser. Pourquoi donc sont-elles demeurées stationnaires ? Qui les empêchait alors de marcher du même pas que leurs rivales ? Il nous semble que la cause de leur allanguissement est ailleurs. Au reste, ce n’est pas dans ce cas seulement que l’Angleterre s’est rendue supérieure quant au perfectionnement des procédés mécaniques, et la raison alléguée par MM. Defitte et Feray ne saurait évidemment s’appliquer à tout.

On peut dire avec quelque vérité que la situation économique de l’Angleterre réunit toutes les circonstances propres à favoriser le développement de la mécanique. La main d’œuvre y est très chère, et les capitaux y abondent : double motif pour remplacer le travail de l’homme par le travail des machines ; car la première circonstance en fait naître la pensée, et la seconde en fournit les moyens. Ajoutez à cela que le fer et le charbon y sont très abondans et à très bas prix ; ce qui rend l’emploi des machines à tous égards plus avantageux qu’ailleurs. Cependant ne suffit-il pas que d’autres peuples aussi aient intérêt à s’en servir, et dans certains cas cet intérêt n’est pas douteux, pour qu’ils sachent aussi bien que les Anglais les inventer et les perfectionner ? Et quand il leur arrive par hasard, comme à la France, de s’engager les premiers dans cette voie et de s’y porter avec ardeur, quel motif alors peut les empêcher d’y faire les mêmes progrès ?

Sans méconnaître la valeur des explications que nous venons de rappeler, qu’il nous soit permis d’en présenter une autre. Nous la trouvons tout simplement dans cette loi anglaise qui défend l’exportation des machines : loi propre à l’Angleterre, et que nul autre peuple, à ce qu’il nous semble, n’a imitée jusqu’à présent. En France, on ne s’est guère occupé de cette loi que pour en faire l’objet de critiques banales ou d’amères récriminations. On la taxe d’impuissance, en même temps qu’on la relève comme un acte d’égoïsme national. Il semble que par là l’Angleterre s’isole des autres peuples ; bien mieux, qu’elle leur fasse tort, en réservant pour elle seule ce qui devrait appartenir à tous. À sa conduite on oppose avec orgueil la conduite généreuse de la France, qui jette libéralement à la tête des étrangers toutes les découvertes faites dans son sein. Reproches injustes ! glorification puérile et fausse !

Qu’un peuple ait le droit de se ménager, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, l’exploitation exclusive des procédés qu’il a inventés ou perfectionnés, cela ne peut faire l’objet d’un doute sérieux. Il ne fait en cela qu’user des avantages qu’il a conquis par son travail, et qui peuvent, en certains cas, lui avoir coûté fort cher. On trouve fort naturel qu’un homme, un particulier, en possession d’une découverte fruit de ses sacrifices et de ses veilles, prétende en jouir, au moins pendant un certain temps, même à l’exclusion des autres. Pourquoi donc ne reconnaîtrait-on pas les mêmes droits à tout un peuple ? En