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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

bien onéreux. Rien n’a été négligé pourtant de ce côté-ci du détroit, et l’on peut dire que la France a fait ce qui était faisable : l’exportation des métiers propres à filer le coton n’avait pas été à beaucoup près si prompte. Mais n’est-ce donc rien pour l’industrie d’un pays d’avoir dix années d’avance sur toutes les autres ? C’est pendant ces dix années que l’industrie anglaise s’est ouvert des débouchés à l’extérieur, qu’elle s’est créé des relations dans tous les pays non productifs de lin, qu’elle y a supplanté les industries française et belge, et qu’ensuite elle est venue ébranler ces industries jusque sur leur propre territoire : c’est pendant ces dix années que d’immenses fortunes se sont faites dans la fabrique anglaise, fortunes dont quelques-unes s’élèvent, dit-on, nous hésitons à reproduire les chiffres, tant ils paraissent fabuleux, à 70 ou 80 millions. C’est dans le même temps que les ouvriers se sont formés, que les fabriques se sont établies sur une immense échelle, qu’elles ont grossi leur matériel de manière à suffire à tous les besoins variés de la fabrication, en un mot que l’industrie s’est affermie sur sa base, en même temps qu’elle étendait ses bras au loin ; et quand enfin, après ces dix années précieuses, les fabricans français et belges viennent à se rendre maîtres des machines, c’est avec de faibles moyens, des ressources épuisées, des connaissances imparfaites et des ouvriers mal habiles, qu’ils ont à lutter contre un tel colosse. Il n’est plus question pour eux de recouvrer les débouchés extérieurs qu’ils ont perdus. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de reconquérir leur propre marché, et encore n’y parviendront-ils qu’avec l’assistance de la législature. Ajoutons à cela que, le progrès continuant toujours et les mêmes causes agissant de part et d’autre, rien n’empêche que l’Angleterre ne conserve éternellement la supériorité qu’elle s’est acquise. Certes, une disposition qui produit de tels effets a bien son importance : il n’y a rien de moins illusoire que tout cela.

Ce n’est pas des Français seulement qu’on peut dire qu’ils inventent pour que les Anglais perfectionnent et appliquent. Tous les peuples en sont là, et rien ne montre plus clairement ce qui leur manque à tous. Parmi les innombrables inventions dont l’Angleterre a su tirer un si grand parti, il en est peu dont la première idée lui appartienne. Elles sont d’origines bien diverses. Les unes sont venues de l’Espagne, d’autres de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, quelques-unes même de l’Amérique[1]. Tous les peuples ont payé leur tribut à cet heureux pays. Or, la plupart de ces découvertes sont arrivées en Angleterre à l’état d’idées ingénieuses, mais sans application, ou dépourvues des accessoires nécessaires à leur mise en œuvre : c’est en Angleterre qu’elles ont acquis, en se perfectionnant, une valeur positive. Nous croyons fermement qu’il en sera toujours ainsi, et que nul autre peuple ne saura féconder ses inventions, tant qu’il n’aura pas adopté la politique anglaise.

L’exemple qu’on peut nous opposer de la fabrication du sucre de betterave,

  1. Nous devons à un citoyen des États-Unis le métier à filer le plus généralement en usage dans le Lancashire. (Porter, 318.)