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L’idéal perfectionna l’art grec, mais il ne changea point ses conditions essentielles. Le corps humain qui avait fourni aux Éginètes l’occasion de développer le germe de la sculpture, épuisa aussi presque tout entier le génie des Athéniens. L’homme ne fut pour les artistes des grandes époques qu’un animal plus beau que les autres, et la tête qu’une des parties de cet animal ; elle fut traitée, non pas comme le miroir des passions, mais comme un membre accessoire, semblable aux autres, et destiné seulement à compléter avec eux l’harmonie de l’ensemble. Quand Winckelmann vante la majesté de Phidias, la grandeur de ses attitudes, la beauté hardie de ses lignes, ma raison est d’accord avec son génie ; mais lorsqu’il parle de l’expression de ce sculpteur sublime, je crains qu’il n’attache à ces mots un autre sens que celui qu’on leur donne ordinairement. Il me paraît beaucoup plus vrai de dire, avec M. Mueller, que le contemporain de Périclès donna à ses statues ce que les Grecs appelaient ἦθος, le caractère, c’est-à-dire la manifestation des habitudes générales de l’esprit ; mais c’était bien plus dans le corps que sur le visage qu’il exprimait cette qualité. Quant au pathétique (παθητικόν), que M. Mueller nous présente comme le signe des époques postérieures, le Laocoon, qui en est, de l’aveu de tout le monde, l’exemple le plus frappant, nous servirait au besoin à montrer ce qu’il faut entendre par les passions que l’art antique pouvait exprimer. C’était à l’art moderne qu’il était réservé d’accorder au visage humain toute sa valeur, d’en faire l’objet spécial et suprême des études, et d’en altérer la tranquille surface pour y peindre les désirs, les pensées et les résolutions de l’ame.

Ainsi l’examen des marbres d’Égine nous a amenés, de déductions en déductions, jusqu’à la question la plus intéressante de l’esthétique, à celle de la valeur relative de l’art antique et de l’art moderne. Qu’il nous suffise ici de l’avoir indiquée. Nous devons nous estimer heureux si nous avons montré clairement l’importance de l’étude des origines de l’art antique. Dire sous quelles conditions cet art se forma, c’est désigner les qualités qu’on doit apprécier dans son développement. Si, en effet, on aperçoit nettement que le caractère de l’art grec consiste dans l’application du sentiment de l’infini à l’individualité humaine, dans la transformation du principe de l’imitation par celui de l’idéal, dans le mélange du mouvement et de l’unité, de la force et de la beauté, on déterminera facilement, selon que les unes ou les autres de ces parties constituantes viendront à prédominer ou à s’affaiblir, s’il approche de sa perfection, ou s’il tend vers sa décadence.


H. Fortoul.