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GOETHE.

parle qu’avec enthousiasme des comédiens que Goethe forme, les seuls, dit Schiller, qui sachent donner la vie à ses créations dramatiques. Poètes et comédiens, tous s’empressent, tous marchent au but de concert : les uns imaginent des chefs-d’œuvre, les autres s’en pénètrent et travaillent à les exprimer dignement. On ne s’épargne ni les soins, ni les fatigues ; le grand-duc Charles-Auguste assiste aux répétitions, il donne son avis. On discute chaque caractère, on le développe, et quand tous sont d’accord, Charles-Auguste, Goethe et Schiller, l’œuvre se produit dans son harmonie. Là aussi la personnalité imposante de Goethe devait se faire jour ; le prestige souverain qui l’environne agit sur ces jeunes comédiens. Rigoureux dans ses instructions, d’une persévérance inexorable dans tout ce qu’il arrête, il tient compte du moindre succès, découvre les forces latentes, les évoque, et dans un cercle étroit, avec les moyens bornés dont il dispose, accomplit souvent des prodiges. Chacun se sent plus fort et plus puissant à la place où Goethe l’a mis, et son suffrage imprime à toute une existence le sceau de la consécration. Il faut avoir entendu certains vétérans du grand siècle de la littérature allemande faire l’histoire de ce mouvement auquel Goethe et Schiller prirent ensemble une part si vive, raconter, les yeux baignés de larmes, les moindres traits de leur existence, parler enfin de ces héros, comme nos vieux soldats parlent de l’empereur, pour se faire une idée de l’attachement inviolable et de l’enthousiasme ardent que savaient inspirer ces maîtres de l’art.

On connaît l’amitié constante qui, depuis la rencontre d’Iéna, unit Goethe et Schiller. Ce qui fait la force de cette amitié, c’est l’égalité. En France malheureusement, nous ne comprenons guère ce mot, lorsqu’il s’agit d’amitiés littéraires du moins. On ne recherche, on ne loue, on n’admire que ce qui se passe au-dessous de soi ; ce qui se passe à côté, on n’a garde de s’en informer. Les deux chefs de la poésie en Allemagne ne traitent point les choses de cette façon. Goethe et Schiller se sont mesurés dès longtemps. Dans l’amitié qui les rassemble, c’est génie pour génie, ils le savent. Aussi leur existence, au lieu de se consumer en de misérables inquiétudes, s’écoule libre et calme. Entre eux tout est commun, les projets, les idées, les plans ; ils se tiennent au courant de leurs mutuelles entreprises ; ce qui ne sourit pas à l’un convient à l’autre, qui s’empare du sujet et le traite à sa manière[1]. Ainsi, chacun élève de son côté le mo-

  1. Pour citer un exemple, l’idée première de Guillaume Tell vint de Goethe,