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GOETHE.

ne se mesure pas sur l’empire, mais sur l’ame de l’individu qu’elle possède. Et d’ailleurs, c’est peut-être dans ces petites cours que les évènemens vous frappent davantage, car on y voit de plus près les hommes et les choses. Goethe quittera-t-il les régions de la poésie pour descendre au milieu du tumulte de la vie publique ? Il sait fort bien qu’il y a un abîme entre sa condition et celle d’un homme d’état ; mais il sait aussi que cet abîme, il peut le franchir. Il reconnaît au fond sa vocation intérieure, ce qui ne l’empêche pas de lui rompre en visière par ses actes, un peu comme chacun fait. Pendant les premières années qu’il passa à Francfort, avant la période de Weimar, lorsque l’intention de son père était qu’il embrassât la carrière politique, Goethe ne se sentait aucun goût pour les affaires, et ne se destinait nullement à la vie d’un homme d’état. Savait-il bien au juste alors à quoi il se destinait ? À part un sentiment de sa valeur personnelle et de sa future grandeur, dont il se rendait déjà bien compte, tout était vague et confus chez lui à cette époque. Il reconnaissait, à la vérité, qu’une veine poétique sommeillait dans son ame, et n’attendait que l’application et le travail pour se répandre et soulever l’universel assentiment. Oui ; mais cet assentiment, il fallait le conquérir à force de luttes et de combats avec lui-même, avec le monde. Après avoir approfondi toutes les sciences, la botanique, la minéralogie, l’anatomie ; après s’être adonné à la statuaire, à la peinture, à la poésie, à tous les arts, il devait vouloir toucher à la politique, et, dans son premier enthousiasme pour la vie pratique, en venir à douter si ce n’était point là sa vocation véritable[1].

L’idée de Goethe dans le Tasse est de représenter la vie de cour dans ses acceptions essentielles, toute la grandeur et tout le néant de cette vie, à laquelle sa bonne ou mauvaise destinée l’appelait à prendre part comme son héros, l’amant d’Éléonore d’Est. Cette idée

  1. Il convient de lire ici ce qu’il écrivait à ce sujet à Merck en 1778 : « Je suis maintenant tout-à-fait plongé dans les affaires de la cour et de l’état, et probablement je ne m’en départirai plus. Ma position est assez importante, et les duchés de Weimar et d’Eisenach sont un assez beau théâtre pour qu’on puisse voir si le rôle vous sied. » Et deux ans plus tard à Lavater : « La tâche qui m’est imposée, et qui me devient de jour en jour plus légère et plus lourde, exige que je lui consacre toutes mes veilles et tous mes rêves. Ce devoir m’est chaque jour plus cher, et c’est surtout dans son accomplissement, comme ce qu’il y a de plus grand, que je voudrais me rendre l’égal des plus grands hommes. Ce désir, pyramide de mon existence, dont il m’a été donné de porter dans l’air la base aussi haut que possible, ce désir efface toute autre préoccupation et me laisse à peine un instant de répit. » (Goethe’s Briefe, Nr. 29, Nr. 47. Ausgabe, V. Döring.)